Pour n’avoir pas à se battre, il faut prendre le risque d’avoir à le faire.
Mois : décembre 2016
Las Menas
Au sommet de la Sierra de Filabre, la mine de fer de Las Menas. Après-guerre, deux mille personnes vivaient entre ces montagnes. Les propriétaires avaient construit des écoles, un cinéma et une place de taureaux. Tiré d’un système de galeries long de vingt-cinq kilomètres le fer était exploité par une compagnie à capitaux belges et hollandais. Il était acheminé par câbles et par wagonnets jusqu’à la plaine où un train le livrait aux bateaux sur le port d’Almería. Ce matin, il ne reste que des pans de murs, des puits écroulés, de la machinerie rouillée. Au loin, une ou deux maisons retapées. Peut-être d’ancien mineurs qui ont décidé de rester après la fermeture en 1968. J’aurai aimé voir la place de taureaux, mais la municipalité l’a démolie pour faire passer la nouvelle route qui doit amener des touristes sur le site. Pour l’instant, il n’y a qu’un couple arrivé en jeep et nous. Aplo s’avance dans les galeries, Gala glisse sur les plaques de neige. Plus bas, à l’auberge, le patron, un ingénieur qui a construit seul son hôtel, cuit de l’agneau à la braise.
Sierras
A Villanueva de Guadix, les maisons sont creusées dans la roche poreuse. Le paysage aligne devant l’horizon des monticules de terre, des cheminées de fée et des ravins. Depuis des siècles, les habitants nichent dans des anfractuosités. Les plus fortunés possèdent une façade. Elle ferme leur grotte. Nous approchons du village sur une route qui se faufile entre les reliefs quand la voiture qui nous précède se retourne. Le camion qui arrive en sens inverse s’arrête. Le chauffeur accourt. Les deux occupants de la voiture accidentée sont debout, ils se tâtent, ils font des gestes. Tout va bien. Il est quinze heures. Partis en fin de matinée, nous avons contourné la Sierra Nevada. Enneigée fin novembre, elle brille comme un miroir. Nous roulons fenêtres ouvertes, le soleil tape. La neige coule jusque dans la plaine. Mais voici le village. La tête dehors, Aplo et Luv cherchent une enseigne de restaurant. Le village est plein d’angles, les immeubles sont décalés, les rues torves. Nous traversons une place, la Dacia roule sur un chemin de terre. Des collines rouges émergent des cheminées maçonnées. Les gosses jouent au foot, les adultes fument, un adolescent répare une moto; il a éparpillé les pièces du moteur à même la route. Je zigzague. La rue s’achève sur une levée de terre. Nous faisons demi-tour sous le regard de dix gitans. Ils se sont écartés pour laisser passer, mais à en juger par les mouvements, cela ne va pas durer: ils vont se rabattre, reprendre la rue. Dans l’autre direction, même spectacle: femmes en fichu sur les porches, paille pour les bêtes, poussettes rafistolées remplies de bûches, mâles en chemises à jabots appuyés aux murs. L’adolescent démarre. Comment a‑t-il fait pour réparer aussi vite? J’accélère. Je le sème à la hauteur d’une usine abandonnée. Là, nous doublons la voiture accidentée. Les deux conducteurs continuent d’évaluer les dégâts. Nous passons sous l’autoroute. Villanueva est un faubourg, Guadix est de l’autre côté, avec son église sur un éperon de roche. Les Espagnols ont dû migré vers des maisons en dur laissant les grottes à une population de gitans. Finalement, nous mangeons dans un mesón pour chauffeurs-livreurs. Un coupé Mercedes de 1980 est garé devant la salle à manger. Une famille passe à cheval. Une heure plus tard, nous descendons enfin vers Estación, la gare de briques ruinée d’où partaient les convois de fer extraits de la mine de Las Menas. L’hôtel est à mille mètres, au bout d’une route privée.
Noël
Magnifique jour de Noël sur les bords de la Méditerranée. Un soleil haut, un air doux, une lumière profonde. J’enfile un T‑shirt, un pull, une veste. Je retire, la veste, puis le pull. Le T‑shirt est encore de trop. Les magasins font le plein, les gens sont aimables et joyeux. Tandis que j’achète du tournedos à la boucherie familiale, le plus joyeux de tous prend le volant et enfonce ma voiture. Il disparaît. Nous allons au supermarché. Le gros, le très gros supermarché. Celui qui fait un kilomètre carré, là-bas, sur la colline. Dans les allées, j’assiste à un spectacle. Les gens mangent, boivent, crient, s’embrassent. Ils achètent de jambons, emballent des cadeaux, échangent de recettes. Et puis il y a la poissonnerie. On croirait une vente à l’encan. Les couples se pressent, les calmars circulent au-dessus des têtes, les coquillages roulent au sol, le maître des ventes agite une cloche et hurle les numéros.
Mourir à Berlin
Un idiot tue. Comme à Hollywood qui juge inutile de changer de scénario puisque le public suit, les commanditaires répètent le coup du passeport oublié. Même truc qu’à Paris, lors de l’attentat contre les caricaturistes. Puis on abat le terroriste et on le fait disparaître. Là encore, même scénario. Avec variante. Ben Laden jeté à la mer, l’Arabe de circonstance escamoté. Alors l’ivrogne glorieux Juncker vient à la tribune et déclare: cela n’a aucun rapport avec l’immigration, nous allons continuer d’ouvrir nos frontières mais bien entendu, cela ira de pair avec un renforcement de la sécurité. Au fond, dans cette affaire (comme dans celles qui suivront), tout est écrit, mais les figurants sont choisis au hasard, dans le peuple et ils meurent, comme diraient les enfants, pour de vrai.
Parler
Je suis un homme qui parle. Beaucoup. La solitude ne m’effraie pas. Je recherche le silence. Plus qu’à mon tour, je m’y installe. Et je parle. Seul. En revanche, le silence m’effraie quand il se glisse dans la conversation. Effrayer est un peu fort. Il me surprend pour être exact. La conversation est le lieu de la parole. De l’écoute aussi, mais c’est la parole qui répond à l’écoute pas le silence. Alors quand l’interlocuteur rentre en soi, ignore ou encore, démuni, se tait, je m’étonne du poids qu’acquiert le silence.