Après avoir cueilli du houx (les branches mâles sont basses et dures quand les femelles, plus hautes, portent des fruits rouges, je viens l’apprendre), nous roulons plein sud. Venus par la Castille et Madrid, nous repartons par Valence et Murcie. Passé les cols de l’Aragon se déploie la plaine de Teruel. Autant dire le vide. Ici et là, un village terreux autour de son clocher, puis des étendues de terres sèches qui montent contre l’horizon. Rien d’étonnant à ce paysage lorsqu’il défile pendant quelques minutes, mais au bout d’une heure, le sentiment change, la conscience s’abandonne à la contemplation, la conduite devient exploration. Plus loin, posés sur ce désert comme des jouets, cinquante avions de ligne. A peine un hangar, aucun mouvement. Le temps est radieux. Nous prenons de l’essence. Mauvais calcul: devant la station, la garde civile arrête une caravane de gitans. Je roule au pas. Il vaudrait mieux qu’ils ne demandent pas mes papiers. Avisant une voie de service, je m’y engage. Pas de coup de sifflet. J’achète une boisson, passe le volant à Gala. Elle roule vers le barrage. Les gardes regardent les plaques suisses. Ils font signe de passer. Quelques minutes plus tard, le ciel tremble. Il pleut. Comment se fait-il? Je me retourne. Dans le fond, grand bleu, en amont de l’eau noire douche l’autoroute. Jusqu’à la tombée de la nuit, les essuie-glaces suffisent. Puis c’est le périphérique de Valence et Manises, le quartier de l’aéroport : j’y allais plusieurs fois par semaine avec Monfrère quand nous tentions d’ouvrir un bar dans la ville en 1991, ce quartier étant alors le seul à posséder une piscine publique. Mais de Manises, je ne vois rien, l’orage a tout emporté et les choses se gâtent. Pour être exact, tournent au cauchemar. Des trombes d’eau s’abattent à travers la nuit, les voitures soulèvent des trombes, les poids-lourds talonnent, les essuie-glaces peines à évacuer, les feux et les lignes se mélangent. Aux entrées des colonnes et d’autres devant les sorties, les automobilistes échouent dans la berme. Nous ne pipons mot. Je tiens le volant, je retiens mon souffle, j’avance les dents serrées. Une chambre est réservée. Sortie 431, dis-je à Gala. Il en reste donc 125. Deux heures d’épouvante. L’arrivée à l’hôtel nous le confirme, toute la salle est devant les informations télévisées. Les pompiers aident les naufragés, la police secourt, les ambulances ramassent. Images qui prennent une autre résonance quand on vient de subir la catastrophe: une femme à plat ventre accrochée à la portière de sa voiture qui flotte sur le fleuve Turia, des maisons le ventre remplis d’eau, des miliers d’oranges qui roulent à travers champs. Réfugiés dans la chambre, nous voyons que le chauffage est avarié. Or, je suis déjà au lit. Gala fait monter la réceptionniste. Je ne dors pas, je fais semblant. Fatigué de lever des obstacles. Besoin de repos. Mal m’en prend. Après avoir raflé les couvertures de réserve, Gala s’endort. Je lutte contre le froid. N’en pouvant plus, je fais ce raisonnement: la route, l’eau, le risque et maintenant, le froid. Il faut protester, crier. Crions! Et je crie. Si fort, que cela me tire du sommeil. Gala se dresse dans le lit. Quand elle est rendormie, je vois que le froid persiste que je ne vais pas fermer l’œil de la nuit. Il est deux heures. Un éclair puissant éclaire la chambre. Elle donne sur un avant-toit que la pluie tambourine. Plutôt, martèle. La chambre secoue. Je passe un pull, je collecte les serviettes de bains et les dispose en couches. A dix heures, réveil. Même pluie, mêmes éclairs, et un plafond si bas que l’on sent le toit des immeubles. En bas, dans la salle de télévision, l’ambiance de la veille: images d’eau, de débordements, de noyades, commentaires alarmés.