O2-arena 2

Southend est une ville des faubourgs de Lon­dres. La sep­tième plus impor­tante d’An­gleterre, nous dit le chauf­feur de taxi. Comme si je dis­ais à un touriste japon­ais pour lui présen­ter ma ville, “elle a été douz­ième au con­cours des villes fleuries en 2005”. Ce qui n’est pas pre­mier, mérite-t-il qu’on le définisse par la clas­si­fi­ca­tion? Et d’ailleurs, que nous importe qu’une ville soit pre­mière? Retombées du sport? Pour me mon­tr­er aimable, je demande au chauf­feur s’il y a un port. Il répond que Southend pos­sède la plus longue jetée au monde. Bien. Fin de la con­ver­sa­tion. Nous ver­rons cela demain. Pour l’in­stant, il fait nuit, il pleut et nous tournons le dos à la mer.
Le train de ban­lieue de la Great Anglia est à quai. Nous mon­tons. Gala s’en­t­hou­si­asme pour la qual­ité des sièges. Revenons à notre chauf­feur. Je dis à Gala qu’il faut dis­tinguer entre “town” et “city”. (Soit dit en pas­sant, The town and the city est le titre du pre­mier livre de Jack Ker­ouac, un roman réal­iste écrit à Low­ell, dans le Masachus­setts, ce que l’on appellerait en Suisse, un patelin). Bref, nous roulons à bord d’un train de prox­im­ité qui a son ter­mi­nus dans la petite ban­lieue de Lon­dres, à Strat­ford.
Là, tout se gâte. Il y a foule. Et rapi­de. Elle court, marche, bous­cule, par­le, beu­gle. La gare évoque les pris­ons de Piranèse. Dédale de trot­toirs, de passerelles, d’escaliers, d’as­censeurs, de tourni­quets. Tout cela, en mou­ve­ment. Les souter­rain crachent des mil­liers de corps. Peu après, il s’en­gouf­frent dans des couloirs aériens. Survient un train, dix trains, cent trains. Qui se vident, et aus­sitôt rem­plis plon­gent dans les tun­nels. Nous essayons de gag­n­er un hall. Moi qui croy­ais que l’An­gleterre mar­chait à gauche. Elle con­duit à gauche, mais marche comme elle veut. Et pour cause, la plu­part des gens qui se bous­cule dans ce sys­tème de tubes ignore tout de l’An­gleterre: afghanes en bur­ka, africains en boubous, géants russ­es, sikhs entur­ban­nés, mex­i­cains, polon­ais, espag­nols… Enfin, nous émer­geons dans une salle d’ac­cueil (comme dit le départe­ment mar­ket­ing). Un désas­tre. Les corps en folie passent à tra­vers des machines. Ceux qui rebondis­sent sont récupérés par des agents de sécu­rité en gilet de sauve­tage orange qui aus­cul­tent le droit de pas­sage et for­c­nte la machine à traité le fuyard. Mon cas est dif­férend. J’ar­rive de la ban­lieue en train et je dois pren­dre un tick­et de métro. Mai pour pren­dre un tick­et de métro, il me faut sor­tir de la gare. Or, mon bil­let de train ne me per­met pas de pass­er la bar­rière des machines. Je me mets à la file. Le ser­vice de sauve­tage est débor­dé. Quand vient mon tour, un noir qui porte la barbe du Père Noël sur le gilet orange, me dit: “il faut un abon­nement”. “Oui, votre tick­et est val­able, mais pour sor­tir il faut un abon­nement”. “J’ai com­pris, me dit-il encore, vous voulez acheter un tick­et de métro, mais il fal­lait l’a­cheter dans votre gare départ”.
- Elle n’en vendait pas.
“C’est pos­si­ble. Alors je ne peux rien faire pour vous. Suiv­ant!“
Et il se tourne vers une grand-mère en perdi­tion. Je ruse. Je me pousse con­tre une ado­les­cente, je sors comme si elle et moi ne fai­sions qu’un. Elle épous­sette ses fess­es et file. J’achète des tick­ets de métro et retrou­ve Gala où je l’ai lais­sée, sur la passerelle aéri­enne. Elle n’y est plus. Je scrute les bouch­es de souter­rains, les esca­la­tors, les quais. J’ai mal au ven­tre. Cette human­ité écrasée, apoplec­tique, rend malade. Enfin, j’aperçois Gala. A cinquante mètres. J’ai fail­li la per­dre.
“J’ai pris de l’a­vance” me dit-elle”
“Ne fais plus jamais cela!”, lui dis-je
Main­tenant, nous sommes à bord d’une rame qui fonce vers North-Green­wich. Dans le wag­on, un échan­til­lon de la pop­u­la­tion mon­di­ale ver­sion Pages en couleur sur les races et les car­ac­tères des peu­ples, édi­tions 1956. Si mon voisin était nu avec un javelot à la main, cela n’é­ton­nerait per­son­ne. Bon dos, le flegme bri­tan­nique! D’ailleurs quoi tout cela est-il bri­tan­nique?
Nous quit­tons la rame. La foule nous porte. Elle marche à la manière d’un man­i­fes­ta­tion. Nous débou­chons sur une esplanade. Des tentes et des car­a­vanes façon la bohème c’est sym­pa­thique vendent du thé là la can­nelle et du café à des prix pro­hibitifs. Le courant nous entraîne. Appa­raît le O2-Are­na. Un chapiteau géant. Pour situer, dis­ons la moitié d’un quarti­er parisien. Un ser­vice d’or­dre organ­ise la foule qui marche sur les portes d’en­trée. Nous voici dans une file. Puis sur une autre esplanade, intérieure celle-ci, par­ties com­munes de l’O2-Are­na. Un quarti­er avec ses cafés, ses mag­a­sins, ses kiosques, ses latrines, sauf que ce quarti­er est sous cloche et qu’il est privé. J’ai une boule à l’estom­ac. Je m’en veux. D’être à Lon­dres, d’être venu, d’être au monde. Et que le monde soit devenu un enfer. Mais il est trop tard. Faire le chemin en sens inverse est encore plus déraisonnable que de suiv­re le courant. Quant à ren­tr­er en taxi à Southend, j’y ai pen­sé — le prix m’a refroi­di: Fr.200.- Nous voulons boire une bière. Un, deux, trois; les qua­tre pre­miers self-ser­vice sont pleins. Dire qu’ils sont pleins n’est pas juste: ils débor­dent. Des corps en tas. Tous ne tien­nent pas debout. Nous tournons en rond, dans la rue, sous la cloche. Impos­si­ble de par­ler. Il faut se con­cen­tr­er pour ne pas heurter les pas­sants qui arrivent en sens inverse et ne pas être heurté par ceux qui émer­gent des portes latérales, toi­lettes, salles de con­cert, ciné­mas, salles de jeu, et à nou­veau toi­lettes, salles de con­certs… Un bar-restau­rant, là! Avec au comp­toir, un créneau. Nous pénétrons dans le bar, un placeur nous demande si nous venons pour le restau­rant. Trop tard, le créneau s’est refer­mé. Nous prenons la file. Un père et son fils trou­vent extra­or­di­naire que nous soyons venus depuis l’Es­pagne pour écouter Richard Ashcroft. Moi aus­si. Et pour la bière? Dif­fi­cile, admet le fils. Marche arrière donc. En direc­tion de la salle de con­cert. A l’en­trée, les mêmes anges gar­di­ens que dans la gare de Strat­ford. En gilets de sauve­tage orange. Mais ici, ils agi­tent des numéros au-dessus des têtes. Je con­sulte nos bil­lets. 404 et 405. “Assis ou debout?”, crie un ange-gar­di­en. C’est une dame qui ressem­ble à P.D. James. Elle nous indique un couloir. Il amène aux pan­neaux détecteurs. “Videz vos poches, retirez vos chaus­sures!” Le con­trôleur nous regarde éber­lué: “com­ment ça pas de télé­phone? Madame non plus? Faites-voir!” Nous mon­tons par des esca­la­tors. En direc­tion du toit du chapiteau. Les portes ont la taille de semi-remorques. Elles sont bar­rées de numéros. 420–430-440. Entre les dizaines, des stands de bière. De la Stel­la Artois. L’Are­na est pro­priété de la multi­na­tionale de la télé­phonie O2 et O2 tra­vaille avec la mar­que de bière inter­na­tionale Stel­la Artois donc Alexxan­dre Friederich boira ce soir de la Stel­la Artois. Dans un verre en plas­tique. A Fr. 10.- le verre. Servie par un étu­di­ant défon­cé. Payé avec des cac­a­houètes. Nous entrons enfin dans la salle. Pour situer, dis­ons la moitié d’un quarti­er lau­san­nois. Un placeur véri­fie notre ascen­sion à tra­vers les gradins.
Con­cert.
La salle se ral­lume. Sept mille per­son­nes sor­tent en même temps. L’e­s­planade extérieure ressem­ble à une four­mil­ière. Que l’on aurait retournée à la pelle. Des forces de sécu­rité diri­gent au porte-voix les pié­tons vers les trois direc­tions con­seil­lées, la gare-tu-ren­tre-à-la-mai­son, le-bus-tu-ren­tres-à-la mai­son, le-village-bohème-sympathique-tu-continues-tasoirée-si-tu-peux-payer.