Mois : novembre 2016

Bonheur obligatoire

Regardé hier ce film admirable, La loi du marché de Stéphane Brizé, une fic­tion qui racon­te le périple admin­is­tratif et social — qui le plus sou­vent ne font qu’un — d’un ouvri­er de quar­ante ans à la recherche d’un emploi. Présen­té ain­si, dif­fi­cile d’imag­in­er scé­nario plus rébar­batif. Pour­tant, ce long-métrage est exem­plaire. Sa pre­mière ver­tu est de met­tre en scène le réel au plus proche de la réal­ité. Les rap­ports aux fonc­tion­naires, aux ban­quiers, aux assis­tants soci­aux, aux employeurs, est mon­tré avec tant de pré­ci­sion, que l’on se retrou­ve dans la pièce avec les répon­dants du sys­tème, à la place du chômeur, l’estom­ac dans les talons. Puis il y a le lan­gage spé­ciale de ces tech­ni­ciens du cap­i­tal­isme, appris pour faire avaler la dragée. De quoi révolter. Enfin, le jeu d’ac­teur de Vin­cent Lyn­don, si juste, que si je croi­sais l’ac­teur demain dans les rues de Paris, je lui deman­derais s’il a retrou­vé du tra­vail. Ce film qui évite toute référence par­ti­sane est un grand film poli­tique. Il met en scène l’hu­mil­i­a­tion à laque­lle notre société du bon­heur oblig­a­toire a réduit l’homme.

Transit

Con­som­mé ce jour:
Demi-baguette.
Miel, Nutel­la, beurre, marme­lade.
Demi-litre de café.
Bis­cuit atom­ique.
Banane.
Deux litres d’eau.
Une cuil­lère de créa­tine.
Une louche de pro­téines.
Bis­cuit atom­ique.
Choco­lat.
Demi paquet de chips.
Une palette de Jamon Ser­ra­no.
Deux litres de bière.
Cur­ry vert thaï.

Pluie

Quel est le meilleur moyen de savoir si celui qui pré­tend que dans sa région il pleut rarement dit la vérité? Atten­dre un jour de pluie. Si plus rien ne fonc­tionne (l’in­ter­net patine, l’élec­tric­ité est coupée, les voitures roulent au ralen­ti, les gens ruis­sel­lent, les apparte­ments sont inondés…), il dit vrai. En Andalousie, il pleut rarement.

Chaises 4

Ramon n’est pas reparu. Je l’ap­pelle. Une à une, lui dis-je, je descends les chais­es à la benne. Pour les autres, le mod­èle gitan, s’il pou­vait les repren­dre… A peine ai-je rac­croché le télé­phone que j’en­tends Gala pouss­er un cri au fond de la cui­sine. Je me pré­cip­ite. Le sol vient de se soulever. Je rapelle Ramon.
-Le sol, Ramon, il vient de se soulever!
-Les murs?
-Non, le sol de car­reaux, le car­relage, dans la cui­sine. D’ailleurs, ce n’est pas fini. J’y suis. Je suis debout dans la cui­sine tan­dis que je te par­le, ça con­tin­ue…
- Je vais rajouter ça à ma liste.

Buffet de la gare

Déje­u­nant au buf­fet de la gare, je con­statai que l’un de nos cadres d’af­fichage était tombé. Auprès du serveur serbe, je m’in­quié­tais de son rem­place­ment. D’une grande ama­bil­ité, celui-ci m’af­fir­mait avoir aus­sitôt con­tac­té mon col­lègue. Il me remer­ci­ait de ce que je fai­sais pour la cul­ture et, selon son mot, pour la “patrie”. Heureux de cette con­nivence intel­lectuelle, je me lamen­tais alors de la dis­pari­tion annon­cée du buf­fet, évo­quant pour ce serveur encore jeune les muta­tions subies par notre gare de Lau­sanne depuis les années 1980. Puis, appareil pho­to en mains, l’emmenais à la décou­verte d’une par­tie cachée des bâti­ments où les arti­sans tenaient des mag­a­sins selon la mode tra­di­tion­nelle du fab­ri­cant-vendeur. Il y avait là, dans des échoppes de bois, un pein­tre en décors, un ser­ruri­er et une paysanne rôtis­sant des châtaignes.

Collaborateurs de l’Europe

Quel sort réservera dans une cinquan­taine d’an­nées l’his­toire offi­cielle au rôle joué par les fonc­tion­naires européens de Brux­elles? Cela dépen­dra du con­texte poli­tique au moment de l’élab­o­ra­tion du dis­cours, mais il se pour­rait que cette engeance brux­el­loise soit désignée respon­s­able de l’im­po­si­tion d’un sys­tème post-démoc­ra­tique et de la liq­ui­da­tion des valeurs human­istes. Ou encore, s’il est per­mis d’imag­in­er dans le futur un régime éclairé, des his­to­riens qui fer­ont le procès nom­i­nal d’hommes lâch­es inféodés au pou­voir de l’ar­gent, étu­di­ant par le menu, comme cela fut le cas pour le régime nation­al-social­iste, leur men­tal­ité de col­lab­o­ra­teurs. Quant à moi, soulig­nant leur respon­s­abil­ité dans l’im­por­ta­tion orchestrée des hordes du tiers-monde, je leur collerai volon­tiers dès ce jour l’une de ces éti­quettes de grat­te-papi­er dont ils ont le secret, celle de “crime con­tre l’humanité”.

Robot en liberté

Images ama­teurs d’un robot de forme humanoïde échap­pé d’un lab­o­ra­toire de recherch­es russ­es. Sor­ti boire le café, le pro­gram­ma­teur avait lais­sé la porte ouverte. Le robot par­court cinquante mètres. Ses bat­ter­ies vidées, il s’im­mo­bilise au milieu d’une rue. Un bus le con­tourne, puis une voiture. Un polici­er inter­vient. Il est à pied. Il bloque le traf­ic. Les con­duc­teurs sor­tent de leurs véhicules. Scène éton­nante, nul n’ose touch­er le robot. N’im­porte quel obsta­cle tombé sur la chaussée eut été aus­sitôt élevé. Or, ici, per­son­ne n’in­ter­vient. L’at­ti­tude ani­male de défi­ance face à l’in­con­nu est claire­ment per­cep­ti­ble chez ces hommes et femmes. A la fin, survient le chercheur. Il s’ex­cuse et emmène la créature.

Méfiance

A l’hôpi­tal, en salle d’ac­cueil. Foufroyé par une crise car­diaque, Mon­père part à la ren­verse. Il gît le vis­age con­tre le mar­bre. Qu’on appelle une ambu­lance! Mamère ne réag­it pas. Je la presse d’a­gir. Elle s’y emploie, mais sans énergie. Des infir­mières passent. Elles l’ig­norent. Un médecin. Il file. J’ai com­pris: il n’y a pas d’am­bu­lance dans cet hôpi­tal, Mon­père va mourir.
-Méfions-nous un peu de l’E­tat, m’as-tu tou­jours dit, je n’ou­blierai pas.
Ago­nisant, la bouche défor­mée, il énonce sur un ton ironique:
-… un peu! 

Chaises 3

De retour de Suisse, je trou­ve les chais­es telles que je les avais lais­sées: en pièces. Puisqu’il faut  s’asseoir, j’en assem­ble deux. Assis, je m’emporte con­tre le pro­prié­taire. Il écrit un mes­sage. Venir en notre absence le gêne. Ce que j’aimerais, c’est ne jamais le voir. Il annonce sa venue. Je lui promets d’être là. Peu avant le ren­dez-vous, je m’é­clipse. Sur une ter­rasse du bord de mer, je com­mande une canette. Lorsque je remonte, je m’ex­cuse de l’avoir lais­sé seul avec Gala.
-Une urgence! Donne-moi encore une minute!
Télé­phone en main, je sors sur la ter­rasse et dis­cute de vive voix avec un inter­locu­teur imag­i­naire. Puis je véri­fie quelque chiffres sur l’écran d’or­di­na­teur. Avant de descen­dre à la plage, j’ai affiché des graphiques com­plex­es.
-Voilà! Faisons vite, le prochain appel en va pas tarder et ça vient de New-York.
Ramon est un homme gen­til. Il a tra­vail­lé au cœur d’une petite hiérar­chie dans le domaine des assur­ances. Ni trop haut, ce qui implique des respon­s­abil­ités, ni trop bas, ce qui implique de tra­vailler. Sauf à me répéter: à ses yeux, dire c’est faire. Notre dia­logue est donc mar­qué au sceau de la défor­ma­tion pro­fes­sion­nelle.
- Ramon, il faut absol­u­ment que tu changes ces chais­es, lui dis-je. La semaine dernière, je suis par­ti à la ren­verse. Un peu plus, je me bri­sais la nuque
-Bien. Je prends note. Donc nous disions. Pre­mier point… Chang­er les chais­es. Il y a autre chose?
-Tu com­prends, lui dis-je, j’ai du tra­vail par dessus la tête. Nous serons absent en début de semaine. Une négo­ci­a­tion. Si tu pou­vais en prof­iter…
Et je l’emmène vers l’or­di­na­teur pour véri­fi­er les dates de notre absence tout en m’as­sur­ant qu’il voie les graphiques.
-Les affaires, hein?
-Oui, le marché monte. Nous avons fait 30% de chiffre d’af­faire de plus sur les derniers mois. L’ar­gent ne manque pas, mais je cours.
-Bien. Je t’ai aus­si apporté les fac­tures d’eau et d’élec­tric­ité.
Du tiroir de la com­mode, je sors une enveloppe de car­ton et la fouille.
- J’ai de tout là-dedans, des Dol­lars, des Livres Ster­ling, même des Ring­git malais. Attends je vais trou­ver.
faute de change — je ne présente que des bil­lets de cinquante — il en rabat de seize euros sur les mon­tants habituels. Puis il empoche la feuille sur laque­lle il a noté “chais­es à rem­plac­er” et ren­tre chez lui. A moi de débar­rass­er le plateau de table des pieds, dossiers et placets afin qu’on puisse au moins dîn­er.
Les jours passent. Chaque petit-déje­uner, avant de m’asseoir, je retourne la chaise, je monte dessus pour la con­solid­er. Et à midi et le soir. Le temps passe.
-Quel jour a‑t-il dit?
-Mar­di au plus tard, fait Gala.
Jeu­di, il envoie un mes­sage.
“Je passerai demain matin”.
“Ramon, le matin, je dors.”, lui dis-je.
Donc, je fais une excep­tion. Je me lève avant dix heures. Pas de Ramon. Le lende­main la son­nette reten­tit. Je suis encore au lit. Gala est à la cui­sine. Je la rejoins. Elle me mon­tre qua­tre chais­es en pin. Sales, fendues, retapées. Des gitans n’en voudraient pas. 

Information

Ne jamais oubli­er d’a­jouter son lot de men­songes à la vérité lorsqu’on informe ceux qui infor­ment le public.