Chaises 3

De retour de Suisse, je trou­ve les chais­es telles que je les avais lais­sées: en pièces. Puisqu’il faut  s’asseoir, j’en assem­ble deux. Assis, je m’emporte con­tre le pro­prié­taire. Il écrit un mes­sage. Venir en notre absence le gêne. Ce que j’aimerais, c’est ne jamais le voir. Il annonce sa venue. Je lui promets d’être là. Peu avant le ren­dez-vous, je m’é­clipse. Sur une ter­rasse du bord de mer, je com­mande une canette. Lorsque je remonte, je m’ex­cuse de l’avoir lais­sé seul avec Gala.
-Une urgence! Donne-moi encore une minute!
Télé­phone en main, je sors sur la ter­rasse et dis­cute de vive voix avec un inter­locu­teur imag­i­naire. Puis je véri­fie quelque chiffres sur l’écran d’or­di­na­teur. Avant de descen­dre à la plage, j’ai affiché des graphiques com­plex­es.
-Voilà! Faisons vite, le prochain appel en va pas tarder et ça vient de New-York.
Ramon est un homme gen­til. Il a tra­vail­lé au cœur d’une petite hiérar­chie dans le domaine des assur­ances. Ni trop haut, ce qui implique des respon­s­abil­ités, ni trop bas, ce qui implique de tra­vailler. Sauf à me répéter: à ses yeux, dire c’est faire. Notre dia­logue est donc mar­qué au sceau de la défor­ma­tion pro­fes­sion­nelle.
- Ramon, il faut absol­u­ment que tu changes ces chais­es, lui dis-je. La semaine dernière, je suis par­ti à la ren­verse. Un peu plus, je me bri­sais la nuque
-Bien. Je prends note. Donc nous disions. Pre­mier point… Chang­er les chais­es. Il y a autre chose?
-Tu com­prends, lui dis-je, j’ai du tra­vail par dessus la tête. Nous serons absent en début de semaine. Une négo­ci­a­tion. Si tu pou­vais en prof­iter…
Et je l’emmène vers l’or­di­na­teur pour véri­fi­er les dates de notre absence tout en m’as­sur­ant qu’il voie les graphiques.
-Les affaires, hein?
-Oui, le marché monte. Nous avons fait 30% de chiffre d’af­faire de plus sur les derniers mois. L’ar­gent ne manque pas, mais je cours.
-Bien. Je t’ai aus­si apporté les fac­tures d’eau et d’élec­tric­ité.
Du tiroir de la com­mode, je sors une enveloppe de car­ton et la fouille.
- J’ai de tout là-dedans, des Dol­lars, des Livres Ster­ling, même des Ring­git malais. Attends je vais trou­ver.
faute de change — je ne présente que des bil­lets de cinquante — il en rabat de seize euros sur les mon­tants habituels. Puis il empoche la feuille sur laque­lle il a noté “chais­es à rem­plac­er” et ren­tre chez lui. A moi de débar­rass­er le plateau de table des pieds, dossiers et placets afin qu’on puisse au moins dîn­er.
Les jours passent. Chaque petit-déje­uner, avant de m’asseoir, je retourne la chaise, je monte dessus pour la con­solid­er. Et à midi et le soir. Le temps passe.
-Quel jour a‑t-il dit?
-Mar­di au plus tard, fait Gala.
Jeu­di, il envoie un mes­sage.
“Je passerai demain matin”.
“Ramon, le matin, je dors.”, lui dis-je.
Donc, je fais une excep­tion. Je me lève avant dix heures. Pas de Ramon. Le lende­main la son­nette reten­tit. Je suis encore au lit. Gala est à la cui­sine. Je la rejoins. Elle me mon­tre qua­tre chais­es en pin. Sales, fendues, retapées. Des gitans n’en voudraient pas.