Le car qui traverse le parc national en direction de Zernez est presque complet. La postière veut bien faire une exception et nous vendre des billets mais il faut que l’on sache qu’un voyage en car d’une heure, par le col, ça se planifie et que dans tous les cas, il faut appeler la veille pour réserver les billets, surtout si l’on prétend charger des vélos. N’est-ce pas extraordinaire? Mais oui, en effet, le car n’a plus que deux places disponibles. Je m’installe à côté d’un bonhomme corpulent qui croise les bras sur son ventre. Aimablement, il se déplace afin que nous soyons réunis. Comme il trouve un siège deux rangées plus loin, j’entends la conversation; d’ailleurs, toutes les conversations s’entendent. Son nouveau compagnon de voyage est français. Aussitôt le dialogue commencé, ce dernier déroule une série de faits historiques concernant la vallée. L’autre se tait. Peu après, il se lève et rejoint un groupe assis près du conducteur. De temps à autre, il fait un commentaire. “La partie basse de la route est en réparation”. “Ce sont des motards autrichiens”. “Il en est tombé un mètre la veille de Noël”. “Ils prennent des risques, font des accidents et après il faut les transporter avec l’hélicoptère”. A la fin, il précise: “il y a trente-deux ans que j’habite dans la vallée”. Comme nous amorçons la descente de col, quatre chasseurs montent à bord du car. Faute de place, ils s’agenouillent et posent leurs fusils en travers de leurs jambes. Peu après, le trafic est arrêté: un motard autrichien est sorti de la route.
Mois : septembre 2016
Fortes maisons
L’autre village du val Müstair est à cinq kilomètres du cloître. Le chemin est abrupte. Nous fatiguons. Les roues tournent par à‑coups, les pneus flottent au passage des barrières canadiennes. Passé devant, je marque des pauses. Installé sur un banc vermoulu qui surplombe les paysages, j’ai sous les yeux un pays antique. Deux dames se promènent. M’apercevant, elles lèvent leurs cannes. Dans les plis de l’herbe coulent des ruisseaux d’eau claire. De loin, Santa-Maria semble trapu; en réalité, ses bâtisses sont de fortes maison de pierre. D’un jour à l’autre, il peut neiger. Lorsque nous rejoignons la route, une dernière pente nous attend. Elle mène au camping. Juché sur la colline, enclos dans une forêt de pins, il est en terrasses. Il n’est pas seize heures, déjà le soleil a fui. Au guichet, personne. C’est la coutume: le propriétaire recense les nouveaux venus en fin de journée et encaisse les frais. Nous piquons la tente. Après la corvée, la bière. Nous buvons dans la cour d’une auberge où sont disposées des tables de gros bois. La sommelière porte le costume traditionnel, les touristes jouent les habitués; ils le sont peut-être, un tel coin ne se déniche pas aisément, et puis les prix sont prohibitifs, le décor convient mieux à un retraité au compte en banque garni qu’à un routard astucieux. Plus tard survient à une table voisine un couple jeune. Ce couple ne correspond à aucun des profils que j’ai pu voir pendant nos quatre jours d’excursion. Ni randonneurs, ni cyclistes, ni contemporains en vadrouille, ni conducteurs de caravanes. La fille porte les même lunettes que Lolita dans le film tiré du roman de Nabokov. Hautes et fumées, en forme de cœur. Si elle est jolie, je ne sais pas, mais elle a une grâce. Et du goût. Lorsqu’elle se lève, je remarque ses pantalons. Fuselés sur ses jambes, terminés de courtes franges, ils sont affriolants. Au moment de finir notre repas de chasse, une tablée de messieurs bien en chair nous salue en français, en allemand, en suisse-allemand. Dans cette salle de restaurant cossue et intime, chacun veut montrer son plaisir. Il fait nuit lorsque nous regagnons le camping, mais il est tôt: dans la région, le service en cuisine finit à vingt heures. En notre absence, le site s’est rempli de tentes et de caravanes. Des feux brûlent ici et là. Au-dessus de notre coin d’herbe, un Allemand et ses deux enfants. Le père gesticule, chaperonne, parle pour tout le camping. Il est ridicule. Mais aussi, il est pénible. “Tu veux du lait? Du lait comment? Tu veux que je te fasse un lait chaud? Ulrich, viens ici! Jan, dit à ton frère… Je peux aussi faire un cacao avec du lait froid si vous préférez? Ou alors, du lait tiède. Là, regarde, est-ce qu’il est assez tiède?” Et les gosses, hauts comme trois pommes, emmitouflés dans des doudounes, fixent les flammes, prêts à prendre feu.
Val Müstair
Un simple panneau planté sur la berge de la rivière Rom indique le passage de la frontière et nous voici à Müstair, dans un val suisse, visitant parmi des couples attentifs l’ancienne abbaye des sœurs bénédictine. Devant la tour carrée et son horloge, les tombes. Éclairées par un grand soleil, elles se détachent sur le gazon régulier. La plupart des pierres comportent les photographies des défunts. Les prénoms rappellent l’époque déjà lointaine du XIXème siècle: soeur Scholastique, frère Baptiste. Sous un tilleul, nous observent quatre vieillards. Il sont assis sur un banc de bois verni qui encercle le tronc. Le ciel est limpide, l’air frais, les montagnes grises, blanches, noires et nues. N’était-ce le car postal qui débarque des randonneurs et une caravane garée en contrebas de l’édifice, on serait hors-temps.
Dieu
Une fois enlevé Dieu en tant que tétragramme (YHWH) ouvrant sur la possibilité des écritures du mystère qu’occupent les religions et secondairement les philosophies, il ne reste plus qu’une sociologie de la créature en tant qu’être voué à la mort. Si les plus vaillants peuvent espérer réintroduire le stoïcisme comme apologie de la volonté au sein du fatalisme, il ne faut pas s’étonner que de manière générale les ensembles vivants privés de la projection de soi que permet le confrontation au mystère ne dégénèrent et même agissent de façon à précipiter leur disparition.
Beauté
Magnifique vallée sous les lacs de Santa Valentina. Des villages acoquinés parmi les monticules d’herbe douce, de grands christs en bois qui ouvrent les bras, des torrents d’eau claire et des châteaux forteresses. Cette étrangeté aussi: nous sommes en Italie et les habitants parlent le suisse-allemand. Et cependant, ce sont des Italiens. Ce côté fermé que l’on rencontre près de Zernez, des gens que l’on salue et qui se renfrognent, a disparu. Tout est souriant et dans le soleil, beau. Dans ces simples villages, une noblesse que notre monde ignore tout a fait.
Santa Valentina
A Santa Valentina alla Muta, dans un décor de carte postale, au milieu des bleus et des verts, arrive au camping un couple à bord d’un mobilhome long comme un building et blanc comme le nacre. Le monsieur saute de la cabine, aide la dame a descendre. Il ouvre la soute, déplie deux chaises, tend un magazine à sa femme; celle-ci s’assied et se met à lire. Lui fixe une échelle sur la cabine. A l’aide d’un chiffon et d’un spray, il nettoie un à un les moustiques écrasés sur le pare-brise. Quand madame a fini sa lecture, elle se place à distance et lui indique les points à améliorer. Le soir nous retrouvons ce couple et d’autres amis consciencieux du voyage à l’auberge où un vieux garçon nous sert le risotto.
En route pour Nauders
Nous passons la frontière à Martina. Ici, pas de restaurant. Je vérifie. Le bâtiment qui flanque la douane autrichienne porte l’inscription : PIZZERIA. L’ouvrier qui sort du kiosque des souvenirs me précède, mais il marche lentement. Je le double sur le chemin de la pizzeria. Arrivé devant la porte, j’hésite. Aimablement, il me laisse passer. J’en déduis qu’il va au restaurant, que nous allons déjeuner avant de passer le col: je me trompe, à peine a‑t-il entrouvert la porte qu’une bouffé de plâtre me saute au visage, c’est son chantier. Au kiosque nous achetons des gâteaux au noix et miel. Qu’il soit dit que c’est le meilleur gâteau aux noix et miel que j’ai mangé de ma vie. Une semaine après l’événement, je finis de digérer.
Troupeau
Un troupeau de génisses que les paysans guident à travers le village. Les bêtes doivent franchir le pont de bois qui enjambe la rivière. Elles ont peur. La dame, corps souple et robuste, cheveux de jais, chasse du bâton; son homme courate, l’ancien ouvre la voie. Nous roulons au pas, derrière les culs. Quelques habitants viennent aux fenêtres. La rue monte, les génisses baissent la tête et cherchent l’issue. L’une d’elles se précipite. Un galop et la voici à la verticale, les pieds dans un jardin potager. Le paysan fulmine. Son démarrage d’athlète n’y fait rien: la génisse file. Il la ramène. Et ainsi de suite. Où l’on voit ce qu’est un labeur. Lorsque le troupeau enfin est enclos, nous remontons sur les pédales et filons à travers les prés pour trouver après une bonne heure d’ascension devant une route fermée par des travaux. Nous poussons notre avantage et faisons bien: les ouvriers saluent et laissent passer. D’ailleurs, il y a là, assis sur un parapet, un père et son fils qui se divertissent à regarder le jeu des pioches et des pelles. Au village, nous dînons à l’auberge. Chaque fois que je remarque à propos d’un serveur ou d’une serveuse, “en voilà un qui a bien le physique des gens des Grisons”, on me répond: “pas du tout, c’est un Autrichien, un Allemand, un Serbe…”. Le soleil est revenu.
Sur En
Ce matin, au réveil, une pluie grise et un ciel glacé. Le pire quand on va à vélo. Bientôt les mollets sont bleus, les bagages détrempés, l’envie en berne. Par un chemin en cravate, nous quittons la rue principale de Zernez et ses 627 auberges grisonnes pour touristes. Lorsque la pente s’adoucit, nous sommes en forêt, entre des arbres noirs. Un intellectuel a créé un promenade des sculptures. On y trouve des têtes, des corps, des cubes, des poteaux, des totems, la plupart taillé à la tronçonneuse. Puis un village exceptionnel, qu’il faut mériter (la route grimpe contre le ciel), Guarda. Une enfilade de maisons moyenâgeuses aux façades décorées, de splendides fontaines en planches, des statues polychromes de soldats, des vierges, des christs paysans, à tous les étages des rösti et même un syrien catapulté par la mondialisation. Le soir, bivouac dans un camping. Quelques caravanes et au restaurant cette scène extraordinaire: une famille composée de monsieur et madame, cinquante ans et monsieur père et madame mère, septante ans, boivent avec délectation, en accompagnement de leur rösti, une bouteille de jus de raison à vingt-neuf francs.
Zernez
Zernez ce soir, dans les Grisons. “Tiens, cela existe”, telle est ma première réflexion. Puis viennent des repères: des villages de la vallée du Rhône à l’époque des manœuvres militaires, des bourgs déshérites des Franches-Montagnes lorsque nous empruntions les routes secondaires trois jours d’affilée pour coller les affiches des concerts de l’Arena de Genève. Nous plantons la tente entre deux arbres. Derrière un talus coule l’Inn. L’air est frais, la nuit profonde. Il y a une scierie et des billots de bois sur un terre-plein. Dans ces endroits, il y a toujours des scieries. L’idée même de scierie est associée dans mon imagination aux fonds de vallée. Lorsque je pense scierie, je ne pense jamais forêt. Nous déroulons nos sacs, gonflons les oreillers. Un train passe. Je m’étonne qu’il passe. J’aurais juré qu’il s’arrêterait, stationnerait puis repartirait dans la même direction. Même maintenant qu’il est passé, je me dis: comme a‑t-il fait pour quitter la vallée? A moins qu’il n’y ait un tunnel. Une chose est sûre, nous sommes où nous voulions être, au pied du parc national suisse. Et demain, nous roulerons en direction de l’Autriche.