Fortes maisons

L’autre vil­lage du val Müs­tair est à cinq kilo­mètres du cloître. Le chemin est abrupte. Nous fatiguons. Les roues tour­nent par à‑coups, les pneus flot­tent au pas­sage des bar­rières cana­di­ennes. Passé devant, je mar­que des paus­es. Instal­lé sur un banc ver­moulu qui sur­plombe les paysages, j’ai sous les yeux un pays antique. Deux dames se promè­nent. M’aperce­vant, elles lèvent leurs cannes. Dans les plis de l’herbe coulent des ruis­seaux d’eau claire. De loin, San­ta-Maria sem­ble tra­pu; en réal­ité, ses bâtiss­es sont de fortes mai­son de pierre. D’un jour à l’autre, il peut neiger. Lorsque nous rejoignons la route, une dernière pente nous attend. Elle mène au camp­ing. Juché sur la colline, enc­los dans une forêt de pins, il est en ter­rass­es. Il n’est pas seize heures, déjà le soleil a fui. Au guichet, per­son­ne. C’est la cou­tume: le pro­prié­taire recense les nou­veaux venus en fin de journée et encaisse les frais. Nous piquons la tente. Après la corvée, la bière. Nous buvons dans la cour d’une auberge où sont dis­posées des tables de gros bois. La som­melière porte le cos­tume tra­di­tion­nel, les touristes jouent les habitués; ils le sont peut-être, un tel coin ne se déniche pas aisé­ment, et puis les prix sont pro­hibitifs, le décor con­vient mieux à un retraité au compte en banque gar­ni qu’à un routard astu­cieux. Plus tard survient à une table voi­sine un cou­ple jeune. Ce cou­ple ne cor­re­spond à aucun des pro­fils que j’ai pu voir pen­dant nos qua­tre jours d’ex­cur­sion. Ni ran­don­neurs, ni cyclistes, ni con­tem­po­rains en vadrouille, ni con­duc­teurs de car­a­vanes. La fille porte les même lunettes que Loli­ta dans le film tiré du roman de Nabokov. Hautes et fumées, en forme de cœur. Si elle est jolie, je ne sais pas, mais elle a une grâce. Et du goût. Lorsqu’elle se lève, je remar­que ses pan­talons. Fuselés sur ses jambes, ter­minés de cour­tes franges, ils sont affriolants. Au moment de finir notre repas de chas­se, une tablée de messieurs bien en chair nous salue en français, en alle­mand, en suisse-alle­mand. Dans cette salle de restau­rant cos­sue et intime, cha­cun veut mon­tr­er son plaisir. Il fait nuit lorsque nous regagnons le camp­ing, mais il est tôt: dans la région, le ser­vice en cui­sine finit à vingt heures. En notre absence, le site s’est rem­pli de tentes et de car­a­vanes. Des feux brû­lent ici et là. Au-dessus de notre coin d’herbe, un Alle­mand et ses deux enfants. Le père ges­tic­ule, chap­er­onne, par­le pour tout le camp­ing. Il est ridicule. Mais aus­si, il est pénible. “Tu veux du lait? Du lait com­ment? Tu veux que je te fasse un lait chaud? Ulrich, viens ici! Jan, dit à ton frère… Je peux aus­si faire un cacao avec du lait froid si vous préférez? Ou alors, du lait tiède. Là, regarde, est-ce qu’il est assez tiède?” Et les goss­es, hauts comme trois pommes, emmi­tou­flés dans des doudounes, fix­ent les flammes, prêts à pren­dre feu.