La vérité (surtout si le terme n’est pas utilisé) hante la philosophie. Débarrassée du fardeau de la théologie, elle tombe dans le scientisme. S’ensuit l’éclipse et le soupçon. Puis, avec la technique de l’homme, cette nouvelle utopie, s’impose une technique de la vérité. Et la philosophie en tant que discours sur les moyens de la vie subit une nouvelle éclipse.
Mois : juillet 2016
Ordre des lectures
Il y a vingt-cinq ans, je marchais avec des amis le long du Rhône dans la vallée de Conches. La conversation portait sur l’apprentissage. Nous avions un peu lu, mais ce n’était pas affaire de quantité, mais bien d’ordre: les livres que nous avions lu nous avaient-ils été désignés par les maîtres (qu’on se rassure, d’université) parce qu’ils formaient un savoir raisonné? Avaient-ils été soumis à notre appréciation pour nous permettre d’entrevoir un ordre de la culture, que l’on peut appeler si l’on veut humaniste et qui, en tant que tel, possédait une objectivité historique? A quoi il faut immédiatement opposé — et c’est là que je veux en venir — que si cette objectivité n’était qu’historique elle était discutable. Mais alors, on peut se demander si permettre de la discuter n’était pas précisément la tâche que s’assignait l’Université en nous donnant à lire ces livres. J’ignore quelles étaient nos conclusions ce jour-là au bord du Rhône. Il me semble que je plaidais pour un désordre créateur dans le choix des lectures, ce qui trahissait mon optimisme: je pensais que, quelque soient les livres lus, une intelligence douée et critique pouvait accéder à l’ensemble des idées produites par l’histoire moyennant de reconstruire les raisonnements. Je dirais aujourd’hui, qu’il faut être doué pour réussir cela et pas qu’un peu… mais là n’est pas mon propos: ce qui m’est apparu ces derniers jours est que si l’on cherchait à tracer un cheminement intellectuel en lisant des livres sans bénéficier d’aucun conseil d’ordre, on deviendrait probablement un intellectuel sans équivalent avec ce que sont les intellectuels dans notre société. Ce qui pose la question de l’objectivité historique qui fonde l’ordre et de son poids en tant que modèle de lecture des lectures.
Imagination
Peut-être à cause des expériences d’imagerie hypnopompiques que j’ai fait pendant des années le matin, après les nuit de saouleries (sentiment d’agir dans un espace et un temps que je savais inexistants mais qui m’apparaissaient avec tous les caractères de réalité nécessaires à l’exercice de la liberté), je me suis passionné pour l’imagination, au point de songer à rédiger une thèse sur le rôle de la morale dans les phénomènes d’imagerie mentale. L’un des livres qui m’a le plus impressionné est L’imaginaire de Sartre. Hier, je lisais une histoire de l’imagination et je m’étonnais de constater que, du point de vue philosophique, nous savons si peu de choses sur cette réalité fondamentale de nos vies.
Chaleur
Chaleur harassante. Moi qui n’ai jamais chaud. Cela commence vers onze heures le matin. A cette heure, j’écris, installé torse nu devant l’ordinateur. Par moment, les chiens aboient. Non pas deux, trois chiens, mais dix ou quinze. Un chenil! Une bête de petite taille, perdue au loin, sur la colline ou dans le jardin d’une villa, donne le signal du départ. Je m’interromps au milieu d’une phrase. A ce stade, je peux encore espérer que la vague ne viendra pas jusqu’à notre immeuble. Mais le plus souvent, toute la ménagerie du quartier se déchaine. Ce matin, je rédigeais un chapitre sur l’évolution de l’égalitarisme. Pour tenir l’argumentation, il faut une poigne de fer. Quand j’en ai marre, je monte sur le toit, je crie: “Maudits chiens chimiques! La ferme bande de mutants!” ou toute autre chose qui me passe par la tête. Et que s’ensuit-il? Rien! Les aboiements continuent. Extraordinaires Espagnols, ils ont insensibles au bruit. Je me demande ce qu’ils pensent de l’égalitarisme… Ce n’est que vers treize heures que la chaleur calme ces sac à pattes. Mais c’est aussi l’heure à laquelle je cesse d’écrire pour presser des jus d’orange. Peu après, nous descendons à la mer, commandons de la bière, mangeons un plat. Si nous nous attardons sur le quai, lorsque nous traversons le village, nous sommes seuls dans la rue. Les magasins ont fermé, les volets sont clos, la population s’est retranchée. Même le chinois a tiré son rideau. Nous remontons lentement l’allée aux palmiers, rentrons dans l’immeuble par le garage (l’endroit le plus frais à dix kilomètres à la ronde), nous nous couchons nus sur le lit. J’essaie parfois de lire. Il est rare que j’atteigne bout de la page. Quand je veux me lever, je vois qu’il est trop tôt, que c’est peine perdue: rien de sérieux ne se peut entreprendre avant vingt heures.
Fête
Jeudi a commencé la fête du village. La circulation est détournée, la place du marché est remplie de carrousels. Les bars ont étendu leurs terrasses au coin des rues, devant l’église et dans les cours intérieures. Sur le quai, des gitans vendent des saucisses, des ballons, des barba-papas. Plus loin, sur le parking de la plage, un groupe rock répète le concert de la soirée. Il fait trente degrés à dix-neuf heure. La sieste n’est pas finie, mais l’impatience a poussés dehors les adolescents. Ils se réfugient dans l’ombre des parcs, les garçons d’un côté, les filles de l’autre. Deux filles nous prennent en photo avec mon téléphone. Sur le cliché nous sommes gros; pas le corps, le visage. J’essaie à mon tour, je photographie Gala. Problème de réglage j’imagine, elle a un faciès de soupière. Plus tard, les habitants défilent sous les réverbères festonnés; familles le long de la mer, fêtards près du port. Tous sont habillés. Malgré la chaleur, les hommes ont passé des pantalons, les femmes vont en robe et maquillées. Nous commençons la promenade par le centre puis le bord de mer. Les serveuses du Varadero qui portent en général des collants noirs et un T‑shirt blanc sont méconnaissables: on croirait qu’elles vont au bal. Et les petites filles! En tenue de flamenco, l’œillet piqué dans le chignon, même si elles ne marchent pas et vont en pousse-pousse conduites par leurs grand-mères. Nous prenons place sur les bancs de la rôtisserie, face à une attraction qui fait tourner les gens à bord de nacelles. Les sirènes retentissent, la musique des auto-tamponneuses se mêle à la cloche de l’église. Il est dix heures. Le village sort. Les adolescents font la file devant La Gran Olla, littéralement le chaudron géant: on s’y tient assis ou debout pour résister aux secousses qu’imprime à la plateforme un énorme moteur. Le propriétaire de la rôtisserie, un andalou émacié qui n’arrête pas de sourire apporte des verres de bière d’un litre et des olives du jardin.
Le lendemain, comme nous revenons autour de seize heures de la plage où nous avons mangé la paella, les enfants dansent en maillots de bains dans un tas de mousse que répand par mètres cubes un gitan. Il puise du savon liquide dans un jerrycan et le gicle dans la rue à l’aide d’une trompe. Les enfants tapent dans le tas, des morceaux s’envolent, pénètrent dans les appartements, volent au-dessus des terrasses, retombent sur les voitures, des morceaux de la taille d’un demi-téléviseur.
NBIC
Dans La révolution transhumaniste, Luc Ferry plaide pour une solution tragique au débat qui opposent les scientistes, partisans de la convergence, et les réactionnaires sur la question de l’augmentation de l’homme. S’inspirant de l’Antigone de Sophocle dont les personnages en conflit, nous dit-il, revendiquent chacun a bon escient la légitimité de leur action, il conviendrait de dépasser l’orchestration des débats de société en termes de vérité et de fausseté pour pondéré toutes les revendications et amener l’ensemble des parties à un accord extramoral. Idée généreuse que justifie la complexité des questions que posent les technologies NBIC, idée absurde d’un point de vue logique. Car enfin, qu’est-ce que la vérité lorsqu’il y a va d’un choix de société sinon la représentation à l’ensemble des personnes concernées d’une solution légitime? Laquelle répute pour illégitimes, c’est-à-dire fausses, toutes les autres solutions? Au fond, le seul moyen de trancher des débats par le tragique, serait d’abandonner la dialectique du vrai et du faux — en quelque sorte, de faire converger le vivant avec la machine, laquelle ne possède pas de jugement moral, bref d’augmenter l’homme…
Cabane
Atterrissage à bord de ma cabane de jardin. La voici posée au milieu de la route. Je sors constater. Le maître de chantier qui prenait la pause autour d’un feu s’approche.
- Il va falloir m’enlever ça!
Il siffle ses ouvriers.
- Comment je fais?
- C’est votre problème. Vous pouvez la brûler si vous voulez.
Joignant le geste à la parole, un des hommes s’avance la torche à la main.
Je songe alors que j’ai caché mon pistolet dans la cabane. Qu’il est chargé. Que si la cabane brûle, il explosera.
- De combien de temps je dispose?
- Je ne sais pas. Toujours la même histoire, le gouvernement. Allez savoir! Peut-être même que vous toucherez une subvention! Que vous pourrez rester! En tout cas, pour la maison de la Gauche, il n’y a plus de recours. Le tribunal a tranché. Elle va sauter! Commencez toujours par déménager vos affaires!
Je cherche mes clefs. Pourquoi ais-je fermé? Après tout, je viens d’atterrir. Il y a deux portes. Où est le pistolet? Si je le trouve, qu’en ferais-je? Il est interdit de se promener avec une arme. Que je récupère ou ne récupère pas le pistolet, je vais échouer en prison. D’ailleurs ma cabane n’est plus au milieu de la route. Les ouvriers l’ont déplacée. Elle est en équilibre sur une hauteur. Complètement ajourée. Tout ce qu’elle contient est visible. Je ne vois pas le pistolet.