Pour me donner du courage — ou par lâcheté, cela revient au même — je monte d’abord par l’escalier de fer les parties légères de la table de pique-nique: les pieds en équerre, les deux bancs. Je me place ensuite face au plateau. Il mesure 2,50 mètres et pèse trente kilos. Les marches de l’escalier de tôle qui conduisent au toit sont étroites, la rambarde abaissée et nous sommes au quatrième étage. J’essaie de le basculer sur la longueur et de le tirer. C’est impossible, le virage est trop aigu. Alors je le dresse et lui fait monter les marches l’une après l’autre. Je souffle et grogne tant qu’une voisine sort sur son balcon. J’atteins le premier tiers de l’ascension, et je fais une calcul: si je n’ai que le double de la force que je viens de dépenser, je dois redescendre sous peine de la lâcher à mi-hauteur. Je continue. A mi-hauteur, je sens que je peux l’amener jusqu’à la terrasse, mais je constate alors que pour lui faire prendre le virage, il faut le faire pivoter en l’air, au-dessus du patio. J’y parviens, mais au moment de la mettre en appui sur la rambarde pour me reposer je vois que ma main gauche est sous le plateau: soit je lâche le plateau et il tombe quatre étages plus bas, soit je le pose et il écrase ma main.
Mois : avril 2016
Vrai-faux
Lorsqu’on se renseigne auprès d’un tiers choisi au hasard dans la foule quant à l’état d’une situation, par exemple le nom d’un lieu ou l’heure de départ d’un bus, l’habitude est de confronter le premier avis avec un second et, pour les anxieux, de le corroborer par un troisième. Mais si chacun procède de la sorte, la vérification du faux par le faux dira le vrai et finira par emporter la décision. L’exemple est aberrant car, bien entendu, d’autres paramètres sont pris en considération: l’intuition, la déduction, la correction… Ces éléments informent le processus de décision et limitent le risque d’erreur. Mais si cela vaut pour une situation simple, il n’est pas certain qu’il en aille de même pour une situation complexe. Ainsi faut-il se demander si dans la passe que traversent nos sociétés un des modes de fabrication du vrai n’est pas la vérification du faux par faux.
Naturel
Dans un restaurant du quartier des affaires de Chamartin pour le repas de midi. Je prends place dans l’arrière-salle parmi des banquiers, des bureaucrates, des rentiers venus en voisin avec leur épouse et des amis. Bientôt l’arrière-salle est pleine. Les garçons énumèrent les plats du menu, apportent les boisson, débarrassent les tables qu’ils préparent immédiatement pour les nouveaux arrivants. Soudain, le patron passe avec sous le bras trois sac de congelés: calmars, crevettes, morue. Dans le naturel du geste, il y toute l’Espagne. J’ignore si , mieux que les Suisses, les Espagnols savent trancher par un oui ou un non, mais ils ne prétendent pas être ce qu’ils ne sont pas (ce qui, soit dit en passant, permet parfois de le devenir).
Elastique
Dans le bus qui m’emmène à la gare, deux femmes proche de l’âge de la retraite discutent par-dessus les épaules des autres passagers. Elles évoquent les enfants, les petits-enfants. “Carmen, commence l’une, veut des patins, mais je lui ai fait comprendre qu’elle ne les recevrait que quand elle saurait patiner.” L’autre abonde dans on sens : “oui, je me souviens, mon père me disait toujours…”. Mais leur enthousiasme ne se réveille vraiment que lorsqu’elles se mettent à parler de saut à l’élastique. Elles évoquent alors les figures, les défis, les points des unes et des autres, la tension et la hauteur de l’élastique, riant et sautillant sur place.
Table
Journées tranquilles. Je plante des cactus, vais au marché, rédige l’essai. En soirée, le téléphone sonne:
-Alexandre.
- Oui?
Ici, les ouvriers tutoient, utilisent les prénoms et font leur travail sans état d’âme; ceux-là me font comprendre que pour cette livraison, c’est spécial, il va falloir que je descende.
Me voici devant le camion. A l’intérieur, les ouvriers ahanent.
- Qu’est-ce que c’est?
- Ma foi, vous devez savoir ce que vous avez acheté.
(Cette réponse, je l’ai souvent entendue : elle signifie que dans le monde entier les clients s’interrogent sur le contenu du colis. Or, le livreur livre un colis, pas une chose identifiable.)
Il se trouve que j’ai commandé plusieurs meubles, mais, à en juger par le poids, j’ai vite fait de conclure: c’est ma table de pique-nique. Le même modèle que j’avais commandé pour Gimbrède il y a seize ans, en bois autoclave, pas chinois, recommandé aux municipalités pour l’aménagement des parcs.
Les ouvriers se déhanchent, gémissent. Il font glisser le colis en bas du pont. Le trafic des voitures est interrompu. Les livreurs essaient de traverser la rue, d’atteindre le portail de mon immeuble. Ils s’y reprennent à trois fois, appuient enfin le colis, me prennent une signature, s’en repartent.
Au déballage, je vois que le plateau est déjà monté. Je veux le soulever. La dernière fois que j’ai fait ce type d’exercice à pieds nus, j’ai risqué l’amputation. Je monte au quatrième et me chausse. En plusieurs voyages, je rapproche les pièces légères de mon allée : pieds, renforts, bancs. Ensuite, il me faut traîner le plateau sur un couloir d’accès long de 30 mètres. Je passe deux portes. Dans la pièce qui donne sur le patio, les enfants qui sont à leur devoirs, se précipitent à la fenêtre. La mère les rejoint et s’intéresse aux péripéties. Encouragé par la présence des spectateurs, j’achemine le tout devant l’ascenseur, et là, mauvaise nouvelle: le plateau n’entre pas dans la cage. Je considère les huit niveaux d’escaliers, juste comme ça, pour vérifier qu’il y en a bien huit… A ce moment, passe un adolescent dégingandé. Je manque l’alpaguer. Pour cinq euros, il ferait l’affaire, n’est-ce pas? Mais à voir le petit chien qu’il balade — de la taille d’une basket — je retrouve des forces. Un quart d’heure plus tard, j’ai ma table dans l’appartement. Alors les choses se compliquent: l’accès au toit se fait par un escalier de fer forgé au-dessus du vide. Quand fois que je l’emprunte, il tremble sous mon poids.
Personnages
Les personnages locaux, distingués de la foule par une attitude atypique.
Le mendiant du supermarché. Je le croise dans les environs de la plage aux chats, lorsque je me rends à vélo la séance de combat; il roule dans l’autre sens. Peu avant la tombée de la nuit, de retour au village, je me ravitaille en pain et en eau: il est debout, à côté des portes coulissantes, la casquette retournée au sol et tient en laisse un chien minuscule que lui a confié une dame. Comme d’habitude, il sonorise le quartier avec son poste radio peint aux couleurs de la Jamaïque.
Près du pont, dans le quartier des pêcheurs, le rustre à barbe au visage bouffi d’alcool dont le territoire est délimité par le muret de la plage et le réverbère du quai. Dès le début de l’après-midi, il rejoint autour d’une table pliante des voisins qui disputent à même le trottoir une partie de cartes sans fin.
Le professeur de sport en training bleu et orange qui enseigne sous le regard curieux des parents à des pupilles la course d’obstacles (quelques cônes disposés le long du quai). Sa formule favorite est: “c’est bien, mais il y encore des progrès à faire!“
Le faux marathonien, tête rase, épaule carrées, torse nu et bronzé qu’il fasse chaud ou froid. Il porte des lunettes de compétition blanches et marche en long et en large comme s’il avait à faire baisser le rythme cardiaque après un exploit.
Le Russe massif qui me répond, lorsque je demande s’il participe aux trois séances hebdomadaires de combat:
- Oui, j’essaie, mais c’est difficile, je manque de temps.
A la sortie, comme j’arnache les bagages sur mon vélo:
- Depuis ton village, par les quais? Eh bien. tu as du temps!
Puis, il me dit d’acheter un casque. Le vendredi, je déballe mon casque: cuir noir, muselière de métal rouge.
La séance d’entraînement finie, nous occupons le ring.
Il frappe, je ramasse. Il frappe encore, place un direct puis un crochet. Je suis sonné.
- C’est de la technique. Respire! Je vais te montrer…
Et il frappe de plus belle.
Manque
A croire que la dynamique appelle le manque. Maintenant que j’ai de l’argent, je n’ai plus de femme; quand j’avais femme et appartement, je n’avais pas d’argent; quand j’avais femme, argent et appartement, la justice me cherchait des noises. Si j’avais le tout, je m’emploierai à y ajouter un sentiment de manque.