Le joueur d’échecs a quatre coups d’avance. Contre son peuple, les dirigeants d’État sous contrôle jouent avec la même mesure. Ils s’offusqueraient en toute bonne foi de ce parallèle: ils ne savent pas qu’ils font.
Mois : avril 2016
Ages anciens
Dans un endroit tel que celui-ci, on peut mourir. Aucun homme moderne ne souhaiterait y vivre: c’est tout l’intérêt. Un feu brûle, la pluie tombe, la pierre ruisselle. Le vin tiré est rouge, les pêchers odorants. Mais surtout, qu’on ne rapatrie pas mon corps en Suisse. Et s’il pouvait y avoir dans les prés des animaux forts et distraits, sangliers, taureaux, à mi-chemin entre la vie et la vie minérale…
Hôtel
Seul dans un hôtel immense. Il est installé dans l’ancienne école du village et celle-ci recevait chaque jour trois cent élèves. Le gardien regarde la télévision le dos au feu. La clef de la chambre est reliée à un cube de bois. La porte est double et médiévale. Je demande l’internet.
- Le routeur est à la cave, je vais l’allumer.
Dans la salle à manger, toutes les tables sont mises, mais il n’y a rien à manger. Je sors sous la pluie. Personne dans les rues. Je trouve un café. Je m’approche de la vitre. Il y a de la lumière à l’intérieur. Des paysans, un cantonnier, un jeune coiffé comme un huron. Ils regardent un mach de football. Plus tard, quelqu’un arrive de l’extérieur pour téléphoner. La patronne pose sur le comptoir un téléphone à pièces. Le type n’obtient pas sa communication. Toute la salle s’en mêle. Le long du bar court un bac pour tout ce qu’on veut y jeter. Il déborde.
Villaluende
Visite de terrains agricoles dans les montagnes de Villaluende. Nous roulons dans le caillou. Au fond de la vallée, la rivière déborde. Plus haut, il neige. José pousse le portail. J’ai enfilé un polo sur la tête. Il enfonce le bout du pied dans la terre:
- Tu vois, on enfonce pas!
Il me montre l’enclos des taureaux, le puits foré à quatre-vingt mètres, les vignes des anciens. Je grimpe sur des pierres géantes, pivote dans toutes les directions. Sur l’autre versant, coupé du monde, le hameau. Nous croisons l’un des deux habitants. José baisse la fenêtre côté conducteur, parle du temps.
- Il fait froid.
- Froid.
Et lui, que fait-il?
- Je me promène.
Nous descendons une route cahoteuse. Les maisons sont faites de pierres ramassées. La corde au cou, une vache broute. A quatre kilomètres, un autre village, habité celui-là. Nous pénétrons dans le café. Des hommes jouent aux cartes le béret sur la tête. Le plus petit mesure un mètre dix. Le patron apporte des bouteilles de bière de la taille d’éprouvettes et offre trois plats de charcuterie.
- Les gens d’ici sont de bonnes gens, me dit José, si tu te perds, ils t’aideront, je ne dis pas qu’ils t’inviteront chez eux, mais ils te feront un sandwich de saucisse et ils te donneront une coin où dormir à l’abri.
Sierra
Régions celtes de la Sierra de Guadarrama avec ses troupeaux qui broutent les cataclysmes. De mon wagon de train, je reconnais les chemins de terre que j’ai emprunté à vélo. Il s’enfoncent dans les défilés, ressurgissent à hauteur d’horizon, s’enfoncent encore. Il pleut, le ciel est de plomb. Les maisons de pierre sont trapues, les ruisseaux serpentent entre la roche. Au cours des vingt dernières années, je suis souvent passé à travers ces montagnes de Castille, mais si je les reconnais, je ne sais ni leur nom, ni le parage des chemins, ni ce que j’y faisais. Et pourtant, ces paysages se mesurent à la mémoire.