Table

Journées tran­quilles. Je plante des cac­tus, vais au marché, rédi­ge l’es­sai. En soirée, le télé­phone sonne:
-Alexan­dre.
- Oui?
Ici, les ouvri­ers tutoient, utilisent les prénoms et font leur tra­vail sans état d’âme; ceux-là me font com­pren­dre que pour cette livrai­son, c’est spé­cial, il va fal­loir que je descende.
Me voici devant le camion. A l’in­térieur, les ouvri­ers aha­nent.
- Qu’est-ce que c’est?
- Ma foi, vous devez savoir ce que vous avez acheté.
(Cette réponse, je l’ai sou­vent enten­due : elle sig­ni­fie que dans le monde entier les clients s’in­ter­ro­gent sur le con­tenu du col­is. Or, le livreur livre un col­is, pas une chose iden­ti­fi­able.)
Il se trou­ve que j’ai com­mandé plusieurs meubles, mais, à en juger par le poids, j’ai vite fait de con­clure: c’est ma table de pique-nique. Le même mod­èle que j’avais com­mandé pour Gim­brède il y a seize ans, en bois auto­clave, pas chi­nois, recom­mandé aux munic­i­pal­ités pour l’amé­nage­ment des parcs.
Les ouvri­ers se déhanchent, gémis­sent. Il font gliss­er le col­is en bas du pont. Le traf­ic des voitures est inter­rompu. Les livreurs essaient de tra­vers­er la rue, d’at­tein­dre le por­tail de mon immeu­ble. Ils s’y repren­nent à trois fois, appuient enfin le col­is, me pren­nent une sig­na­ture, s’en repar­tent.
Au débal­lage, je vois que le plateau est déjà mon­té. Je veux le soulever. La dernière fois que j’ai fait ce type d’ex­er­ci­ce à pieds nus, j’ai risqué l’am­pu­ta­tion. Je monte au qua­trième et me chausse. En plusieurs voy­ages, je rap­proche les pièces légères de mon allée : pieds, ren­forts, bancs. Ensuite, il me faut traîn­er le plateau sur un couloir d’ac­cès long de 30 mètres. Je passe deux portes. Dans la pièce qui donne sur le patio, les enfants qui sont à leur devoirs, se pré­cip­i­tent à la fenêtre. La mère les rejoint et s’in­téresse aux péripéties. Encour­agé par la présence des spec­ta­teurs, j’a­chem­ine le tout devant l’as­censeur, et là, mau­vaise nou­velle: le plateau n’en­tre pas dans la cage. Je con­sid­ère les huit niveaux d’escaliers, juste comme ça, pour véri­fi­er qu’il y en a bien huit… A ce moment, passe un ado­les­cent dégin­gandé. Je manque l’al­pa­guer. Pour cinq euros, il ferait l’af­faire, n’est-ce pas? Mais à voir le petit chien qu’il balade — de la taille d’une bas­ket — je retrou­ve des forces. Un quart d’heure plus tard, j’ai ma table dans l’ap­parte­ment. Alors les choses se com­pliquent: l’ac­cès au toit se fait par un escalier de fer forgé au-dessus du vide. Quand fois que je l’emprunte, il trem­ble sous mon poids.