Dans Les grandes largeurs, Henri Calet raconte la spécialité de son père: fumer les mégots. Une fois par semaine, celui-ci passait auprès d’une ouvreuse de cinéma et d’un barman afin de récupérer les filtres qu’ils collectaient pendant la semaine. Acheter des cigarettes ne le satisfaisait pas. Le goût des mégots, jugeait-il, est à nul autre pareil. Or, ce mercredi, tandis que je me rends au cinéma Bellevaux de Lausanne où se tient la soirée Art& Fiction, j’aperçois une gars qui stationne devant un café. Il déplie devant lui une feuille d’aluminium et y dispose un à un les mégots qu’il récupère dans le cendrier d’extérieur lequel a les dimensions d’une pot de fleur. Puis il roule ces mégots entre le pouce et l’index pour faire tomber le tabac.
Mois : novembre 2015
Kiosque
Il y a six mois, comme je passe une fois de plus devant le kiosque à journaux fermé de la route du Jura, j’imagine le louer. A la fin de l’été, je tâte le terrain. La semaine dernière, je fais un courrier. Mercredi, la commission des Fiances de la Ville m’accorde un bail.
Ainsi, C., qui me remplace au poste d’afficheur, prendra ses quartiers dans ce kiosque. A la nouvelle, il s’écrie:
- C’est là que j’ai acheté mon premier Flash Gordon il y a 42 ans!
Tout-à-l’heure, je suis descendu de la colline avec aspirateur, serpillière, éponges, eau de javel et chiffons. Il a d’abord fallu retirer deux cents compartiment à cigarettes en plexiglas, sortir les enseignes de glaces, les pelles-ramassoires (pourquoi toute une collection?) et la pelle à neige. Condamnées depuis les années deux mille, les toilettes n’avaient, le temps de l’activité, jamais été nettoyées. Un travail de patron: détacher la crasse, frotter la lunette, laver l’urine. Et à midi, au son des cloches, est arrivé C. Nous avons hélé un couple.
- Pouvez-vous nous prendre en photo.
Le type lâche le bras de sa copine et montre l’appareil photo argentique qu’il porte en bandoulière.
- Do you speak english?
Ce que ces touristes pouvaient faire route du Jura un dimanche de novembre, je l’ignore. Visiter le mini-golf de Givisiez? Est-il seulement visible sous les feuilles mortes?
J’ai tendu mon numérique. Auparavant, j’avais tapissé le store qui cache la devanture du kiosque d’affiches de spectacle. Le type à photographié, une, deux trois fois. Nous nous servirons de l’image pour annoncer aux clients le changement de responsable.
Seau et aspirateur en main nous sommes alors remontés sur la colline du Guintzet. C. fumait le cigare. Je lui disais:
- Il faudra les abattre, tous!
Poya
A l’Auberge des Quatre-Vents, derrière le cimetière de Grange-Paccots, pour une lecture de l’écrivain belge Pierre Mertens. Vingt personnes dans la bibliothèque, salle contiguë au restaurant dont la taille est celle d’un boudoir. Mertens parle, pense, raconte. David Collin le relance, le public grignote des biscuits, sirote un vin. Au bout d’une heure et demie, c’est l’heure du repas. Longue table de bois dans un salon avec cheminée (pas de feu). L’écoute, silencieuse, n’a guère permis aux gens de se rencontrer. Ils ‘acheminent, cherchent une place, n’osent pas faire le premier pas. Je m’assieds à côté d’un vielle dame hongroise venue de Nyon. Tantôt, à notre arrivée, j’ai échangé deux mots avec elle au bar. Elle est née en Uruguay. “Est-ce un pays d’avenir?” C’était, me dit-elle, mais tout cela est révolu. Il n’y a plus d’argent. C’est la misère. Puis elle s’inquiète de l’horaire de son train.
- Vous voyez, j’ai un train à la Poya à 23h03, puis une correspondance en gare de Fribourg à 23h42, il faut donc que je compte le temps de me rendre à La Poya, car si je rate le train, après cette correspondance de 23h42, il n’y a pas d’autre correspondance et je serai bloquée en gare de Fribourg. Oui, c’est cela… c’est bien 23h03, mais à la Poya, n’est-ce pas? Je crois que je vais prendre un peu d’avance. Encore faudrait-il que le service débute. Je ne sais pas si j’aurai le temps d’écouter le deuxième partie de la présentation. Oh, que c’est passionnant! Jacques Roman m’a convaincu de venir écouter Pierre.… Comment? Oui, Pierre Mertens. Non, je ne le regrette pas! Ou alors, je peux prendre un taxi. Mai si je pars à pied, vais-je en trouver un?
- Il fait nuit et aucun taxi ne passe dans le quartier.
- Il faut tout de même que j’aille à la Poya…
Penché par-dessus la table, je demande à une dame qui consulte son téléphone de vérifier les horaires des trains régionaux. Un Monsieur sort son téléphone:
- Où voulez-vous allez Madame?
- A Nyon bien sûr, mais avant tout, il me faut atteindre cette gare..
- La Poya, c’est juste là, au bout de la rue.
Et bientôt, tout le monde se met à parler horaire, correspondance et retour de la vieille dame.
- Cela vous fait rire? me demande-t-elle.
- Pas du tout, excusez-moi!
De fait, on croirait une pièce de théâtre de Pinget.
- Laisse-moi faire! dit Gala.
Et à ma voisine:
- A quelle heure devez-vous prendre votre train à Fribourg?
- Je dois le prendre à la Poya.
Gala a la poitrine dans mon assiette, je tiens en équilibre sur les pieds arrière de ma chaise. Les serveurs apportent un plat ovale. Ils présentent un morceau pâte de la taille d’un sac. Une sorte de patate géante.
- Qu’est-ce que c’est?
- La Poya, dis-je à la vieille dame.
Gala me coudoie, je manque basculer.
- Les poulets croûte au sel, annonce David Collin.
Gala m’adresse un clin d’œil, elle se lève:
- Vous allez voir comment on fait, dit-elle à la Hongroise, je vais vous trouvez un chauffeur moi!
Et de faire le tour de table pour demander si quelqu’un va en direction de Fribourg ou Lausanne, avant la fin de la lecture, pour conduire la vieille dame. Entre temps, le Monsieur qui consultait son portable pour vérifier les horaires, a appelé la centrale des taxis.
- Mangez tanquillement, il va venir.
- Où dois-je le prendre?
- Non Madame, vous ne le prenez pas, c’est lui qui vous prend.
- C’est extraordinaire!
- Oui.
La vielle dame pique alors dans son poulet. Il est cru.
Oberland
Au bout de la piste de l’aéroport militaire, un talus d’herbe rase. Monpère fouille son coffre de Mercedes, trouve une clef, l’introduit dans la serrure. A trois (sa femme nous aide), nous faisons coulisser le pan gauche d’une vaste porte. L’air pue la graisse et le métal. A l’aide d’une torche, je trouve les leviers des plombs au tableau électrique. Les néons grésillent et s’allument. Apparaît une grande salle.
- Un hangar à avion.
Au fond, des armoires fédérales, des meubles, des rangements et une table de travail. Monpère enclenche sa radio des années 1970: la Satellite 2000. Il me tend un pull et une veste (que j’ai revêtue la dernière fois en 1980 à New-York).
- Il fait froid.
Je refuse. Il insiste. Il me désigne le haut d’une série d’étagères.
- Tu vas y arriver? Je n’ai pas d’échelle.
Je cherche des prises et des appuis. Faisant le grand écart entre les deux séries de rangements qui se font face, je grimpe.
- Attention à ton pied, tu es à côté de la porcelaine chinoise!
Naviguant sur la hauteur, je distribue à Monpère des bouddhas viets, des morceaux de décor de théâtre, des cartons à disques, des lots d’obligations des mines de pétrole du Texas, une corne d’éléphant.
Revenu sur terre, je tombe sur le numéro 10 du magazine L’égoïste que j’avais acheté FF. 100.- à Paris devant Beaubourg en 1983. Je feuillette. Wharol exhibant son torse nu balafré de cicatrices, des mannequins en pleine page et dix bébés avec layette: Khadafi, Pol Pot, Adolf Hitler, Bentio Mussolini…
- Nous n’étions pas encore dans le politiquement correct!
- Il faut tout garder, répond Monpère en me prenant le magazine des mains.
Après quoi nous transférons le contenu d’une armoire à clef. Premier tiroir, des objectifs d’appareil photo. Deuxième tiroir, des objectifs.
- Montre cela à Aplo, il ne saurait pas te dire ce que c’est!
Tiroir suivant: des vis, des rivets, des pinces, des tampons.
- Qu’est-ce qu’il y a dans ceux du bas?
- Des sachets… Un truc de transporteur de fonds, non? Dis-donc, c’est lourd!
Monpère se retourne.
- Ah, ça, c’est de l’argent!
Je lui passe les deux bourses. Chacune pèse dans les cinq kilos. J’ouvre des classeurs. Leurs pages compartimentées contiennent des centaines de pièces de collection.
- Beaucoup d’argent, de l’or aussi. Fais-voir!. Ah, ça ce sont des vrenelis!
- Et cette médaille?
- Camerone. La commémoration de la bataille de Camerone. Tous les légionnaires connaissent ça. L’image de la bravoure. 12 militaires d’exception tiennent en respect 4000 Mexicains le 30 avril 1863. Tous meurent. Le commandant avait une main en bois. C’est tout ce qu’on a retrouvé. Elle est dans un musée de Paris. Quand j’étais ambassadeur de Suisse au Luxembourg, je me faisais un honneur d’assister à la cérémonie des légionnaires. De me voir là, avec ces militaires, ça ulcérait les fonctionnaires du Palais fédéral.
Nous déménageons des cartons où Vala, la femme de mon père, croit découvrir un sac à main en cotte de maille qui aurait appartenu à sa mère, puis nous balyons les emplacements qui recevront la semaine prochaine mon déménagement de Fribourg.
- Et puis, ce qu’il y a de bien, c’est que le jour où tu auras un avion, tu sauras où le garer.
Monpère, sérieux:
- Tu ne connais pas un type qui sait percer les coffre-forts?
Il me guide au fond de la salle où il me désigne une armoire pourvue d’une manivelle qui évoque les parois grises du poste de commande dans Le Manitoba ne répond plus.
- C’était à De Régnières, le type que j’ai connu en prison. C’est grâce à lui que j’ai eu le local. Je suis le seul à savoir que ce truc existe. Encore faut-il l’ouvrir…
- Et sa famille?
- La famille de Jean? Quand il s’est retrouvé en cabane, ils l’ont abandonné. Il en est mort. Il était riche.
— Il n’y a que deux sortes de personnes qui ouvrent les coffres-fort, dis-je à Monpère, les voyous et les vendeurs de coffres. Les premiers te volent ton argent et les seconds te dénoncent.
- C’est bien ce que je me disais…
Horizon d’attente
Question passionnante que celle de l’horizon d’attente. Et peu importe si d’autres expressions conviennent mieux pour désigner l’ensemble des possibilités que j’ai conçues et sans cesse je conçois (cet horizon est donc dynamique) en tant qu’espace de projection de mon existence. Ce qu’il faut demander, car nous sommes hélas proche de ce retournement de situation, est: qu’advient-il de l’individu (partant de l’homme) lorsque cet horizon produit par l’individu et pour lui est industrialisé et produit en fonction d’une visée non-individuelle?
Stamm
Ce mardi, après un temps de travail avec C. à qui je remets les clefs du bureau d’Affichage Vert à Fribourg, nous buvons de la bière à la brasserie Beauregard autour de cette splendide table ronde de stamm gravée au nom de la société d’étudiants Der Block der neu-Romania. L’heure de l’apéritif approche. La patronne posant deux cannettes signale:
- S’ils arrivent, il faudra vous déplacez! Mas ils ont fait la fête hier soir, ils sont peut-être fatigués…
Plus tard, comme nous avons bu avec détermination, reluquant en nouvelle fois notre accoutrement:
- Vous êtes des gardiens de prison?
Elle n’a pas tort: depuis trente ans que je le connais, C. est toujours habillé de noir; je porte des bottes militaires, une veste courte, une ceinture à boucle métallique, mes clefs sont retenues par une chaînette latérale.
- Désolé, mais la semaine dernière… dans l’immeuble en face, il y avait une réunion de… de…
- Une réunion du personnel pénitentiaire?
- Oui.
C. me dévisage.
- Je suis au courant, j’ai des copains dans ce milieu.