Oberland

Au bout de la piste de l’aéro­port mil­i­taire, un talus d’herbe rase. Mon­père fouille son cof­fre de Mer­cedes, trou­ve une clef, l’in­tro­duit dans la ser­rure. A trois (sa femme nous aide), nous faisons couliss­er le pan gauche d’une vaste porte. L’air pue la graisse et le métal. A l’aide d’une torche, je trou­ve les leviers des plombs au tableau élec­trique. Les néons grésil­lent et s’al­lu­ment. Appa­raît une grande salle.
- Un hangar à avion.
Au fond, des armoires fédérales, des meubles, des range­ments et une table de tra­vail. Mon­père enclenche sa radio des années 1970: la Satel­lite 2000. Il me tend un pull et une veste (que j’ai revêtue la dernière fois en 1980 à New-York).
- Il fait froid.
Je refuse. Il insiste. Il me désigne le haut d’une série d’é­tagères.
- Tu vas y arriv­er? Je n’ai pas d’échelle.
Je cherche des pris­es et des appuis. Faisant le grand écart entre les deux séries de range­ments qui se font face, je grimpe.
- Atten­tion à ton pied, tu es à côté de la porce­laine chi­noise!
Nav­iguant sur la hau­teur, je dis­tribue à Mon­père des boud­dhas viets, des morceaux de décor de théâtre, des car­tons à dis­ques, des lots d’oblig­a­tions des mines de pét­role du Texas, une corne d’éléphant.
Revenu sur terre, je tombe sur le numéro 10 du mag­a­zine L’é­goïste que j’avais acheté FF. 100.- à Paris devant Beaubourg en 1983. Je feuil­lette. Wharol exhibant son torse nu bal­afré de cica­tri­ces, des man­nequins en pleine page et dix bébés avec layette: Khadafi, Pol Pot, Adolf Hitler, Ben­tio Mus­soli­ni…
- Nous n’é­tions pas encore dans le poli­tique­ment cor­rect! 
- Il faut tout garder, répond Mon­père en me prenant le mag­a­zine des mains.
Après quoi nous trans­férons le con­tenu d’une armoire à clef. Pre­mier tiroir, des objec­tifs d’ap­pareil pho­to. Deux­ième tiroir, des objec­tifs.
- Mon­tre cela à Aplo, il ne saurait pas te dire ce que c’est!
Tiroir suiv­ant: des vis, des riv­ets, des pinces, des tam­pons.
- Qu’est-ce qu’il y a dans ceux du bas?
- Des sachets… Un truc de trans­porteur de fonds, non? Dis-donc, c’est lourd!
Mon­père se retourne.
- Ah, ça, c’est de l’ar­gent!
Je lui passe les deux bours­es. Cha­cune pèse dans les cinq kilos. J’ou­vre des classeurs. Leurs pages com­par­ti­men­tées con­ti­en­nent des cen­taines de pièces de col­lec­tion.
- Beau­coup d’ar­gent, de l’or aus­si. Fais-voir!. Ah, ça ce sont des vrenelis!
- Et cette médaille?
- Camerone. La com­mé­mora­tion de la bataille de Camerone. Tous les légion­naires con­nais­sent ça. L’im­age de la bravoure. 12 mil­i­taires d’ex­cep­tion tien­nent en respect 4000 Mex­i­cains le 30 avril 1863. Tous meurent. Le com­man­dant avait une main en bois. C’est tout ce qu’on a retrou­vé. Elle est dans un musée de Paris. Quand j’é­tais ambas­sadeur de Suisse au Lux­em­bourg, je me fai­sais un hon­neur  d’as­sis­ter à la céré­monie des légion­naires. De me voir là, avec ces mil­i­taires, ça ulcérait les fonc­tion­naires du Palais fédéral.
Nous démé­na­geons des car­tons où Vala, la femme de mon père, croit décou­vrir un sac à main en cotte de maille qui aurait appartenu à sa mère, puis nous balyons les emplace­ments qui recevront la semaine prochaine mon démé­nage­ment de Fri­bourg.
- Et puis, ce qu’il y a de bien, c’est que le jour où tu auras un avion, tu sauras où le gar­er.
Mon­père, sérieux:
- Tu ne con­nais pas un type qui sait percer les cof­fre-forts?
Il me guide au fond de la salle où il me désigne une armoire pourvue d’une maniv­elle qui évoque les parois gris­es du poste de com­mande dans Le Man­i­to­ba ne répond plus.
- C’é­tait à De Rég­nières, le type que j’ai con­nu en prison. C’est grâce à lui que j’ai eu le local. Je suis le seul à savoir que ce truc existe. Encore faut-il l’ou­vrir…
- Et sa famille?
- La famille de Jean? Quand il s’est retrou­vé en cabane, ils l’ont aban­don­né. Il en est mort. Il était  riche.  
 — Il n’y a que deux sortes de per­son­nes qui ouvrent les cof­fres-fort, dis-je à Mon­père, les voy­ous et les vendeurs de cof­fres. Les pre­miers te volent ton argent et les sec­onds te dénon­cent.
- C’est bien ce que je me disais…