Parce que Gala a le sens des fêtes, nous avions imaginé pour ce jour d’anniversaire toutes sortes de lieux. Me plaisait d’abord pour mes cinquante ans d’imaginer le moins possible et de n’organiser rien. L’auberge de Val d’Abondance convenait bien; elle est en France bien sûr, mais quoique belle et luxueuse, elle n’est qu’une auberge et proche de l’Internat d’Aplo. De plus, nous aurions dormi dans le même bâtiment. Une fois constaté que tout était réservé et que les bons restaurants de la vallée, en cette période qui précède les vacances de neige, étaient fermés, j’ai envisagé à mon corps défendant des solutions compliquées, mieux vaut dire aberrantes: tables classées sur le lac d’Annecy, le lac Léman, et je ne sais quel autre lac. La corvée que représentait le passage de frontière, la conduite de la voiture, la préparation des rendez-vous, gâchait d’avance les réjouissances. Fribourg avait ma faveur. M’eut-on proposé le meilleur restaurant de France, j’aurai choisi Fribourg. Entre temps, les attentats de Paris venaient encore compliquer la circulation en France. Par hasard, nous avions vu juste. Nous voici donc à l’hôtel, à quelques mètres de l’appartement où ne traîne plus qu’un matelas et la machine à café. Neuvième étage, vue sur le monastère de la Maigrauge. Nous nous habillons. Du frigidaire de la chambre, je tire une bouteille de bière. Puis un autre et une troisième. Monpère, bien que généreux, dédaignait ce type de facilités. A l’hôtel, jamais nous ne touchions au contenu des frigidaires. Ainsi ai-je le sentiment de m’autoriser une luxe. Mais ce dont je me réjouis plus que tout est de descendre jusqu’au pont de Zaehringen à pied. Gala veut m’en dissuader. J’ai l’avantage: c’est mon anniversaire. Et nous voici, Aplo et moi, marchant dans le brouillard. Grands-Places, Georges-Python et la rue de Lausanne, puis la Grand-Rue. Gala et Luv arrivent en taxi. Déjà installés, nous les recevons à table. Et à minuit, au pub, en face de l’hôtel, deux cent personnes suivent le championnat du monde des poids lourds. Nous prenons place pour suivre les derniers rounds.
Mois : novembre 2015
ECB
Belle course Ouchy-Saint-Sulpice-Ouchy, puis Saint-Sulpice et Ouchy. Le temps de prendre une douche au magasin, je retourne sur les quais à vélo et me fait prêter deux poêles, confectionne deux tortillas. Mamère s’étonne de ma recette. Je la tiens de Pilar. En 1987, à Valdepeñas, elle a expliqué qu’il fallait verser les patates dans le mélange d’œufs et pas l’inverse. Le soir, dans l’arrière-boutique, Gala remplit un sac à dos de médicaments. Je déballe le nouveau livre, Ecriture. Bière. Combat.
Derniers pas
Derniers pas dans la ville de Fribourg. Mais dans toutes les directions. Car pendant que je finis de nettoyer le kiosque, monte le bureau d’affichage, cherche à obtenir une ligne téléphonique, fait ma valise pour l’Asie, fait ma valise pour Malaga, prépare la lecture de jeudi prochain, il faut traiter des devis, distribuer le travail aux employés, débarasser la palette de magazines déposée à mon ancien domicile, assister aux cours de Krav Maga et préparer le marathon du 6 décembre.
En fin de journée, je suis à Lausanne. La température est clémente. Le ciel est nuageux, mais les nuages sont dorés, le soleil n’est pas loin. Afin de récupérer une paire de chaussures de course, je veux accéder à ma chambre. C’est impossible. La porte de l’arrière-boutique est obstruée. Je déplace un bibliothèque. Cela ne suffit pas. Je la sors. Un autre bibliothèque me barre le passage. Puis un amoncellement de chaises. Trois heures de travail. En avançant de profil, je peux atteindre le lit.
Déménagement 4
La galerie du bunker est accessible par un escalier et deux ascenseurs. L’un des deux est en panne. Celui qui jouxte la porte d’entrée du dépôt. Les Hongrois portent. Il neige. Ils sont en T‑shirt. Journée froide, bleue, grise. Des trains de marchandise défilent devant la montagne. Un voisin sort, ouvre sa voiture, la referme. Passe lentement. S’intéresse aux déménageurs, aux plaques du camion, à Zara. Croise mon regard, presse le pas. Le film du dimanche. Un salon surchauffé. Les dernières heures du week-end, puis le travail, le lundi. Voilà ce qu’évoque l’atmosphère de ce locatif face au bunker. En sous-sol, Monpère théorise sur la façon d’introduire les cartons de livres, le canapé, la liseuse, les lampes et les chaises, des les ranger sans condamner la circulation. Car il doit avoir accès à ses objets, certains parmi les plus étranges: yatagan, bouddhas incrustés, mousquetons, psautiers. Je me hisse sur une étagère fédérale.
- Attention à la porcelaine chinoise!
Il ne plaisante pas. Sur les genoux, à deux mètres cinquante, je tends les bras. Un à un, je monte les cartons, les empile, descends les bibelots.
- Tiens, les mocassins du sultan! Zara!
Elle passe une tête dans la porte du bunker.
- Regarde ce que j’ai trouvé, se réjouit Monpère, les mocassins!
Elle fait signe que non, elle ne se souvient pas.
- Mais oui, enfin, le sultan!
Puis, comme je prends appui sur une caisse pour descendre.
- Tu sais ce que c’est? Une cabine téléphonique. Swisscom l’avait installée au centre de La Havane. Mais jamais un Cubain n’y a mis une pièce.
Plus tard, désignant une fresque.
- Dix-huitième. Grand prix de l’académie en 1768. L’ambassadeur de France en a fait cadeau aux autorités mexicaines. Elle était dans les collections du musée. Trop cher à restaurer. Tu n’as pas un acheteur?
Les cartons amoncelés, nous jugeons du résultat. Au-dessus des étagères, une muraille. A mon tour de soulever, de porter, de déplacer. Mais d’abord, d’extraire. Monpère fait emporter à Budapest des meubles, rien à redire, et des objets incongrus: un tube, un pied de console, un morceau de miroir. Afin que Zara traduise au gaillard, il crie:
- Maison de campagne.
Et si Zara récrimine.
- Non, non! Pas à l’appartement. Maison de campagne!
Puis j’entends:
- Imbécile!
Les bras sur les hanches, Monpère fait traduire:
- Ce sont des imbéciles, voilà! Dis-leur!
L’aîné des déménageurs a refermé derrière lui la porte des toilettes. Or, il n’y pas de clef. Ou du moins, Monpère n’en a pas. Zara essaie la poignée.
- Inutile, c’est foutu! Et, voilà!
Les déménageurs reprennent leur déambulation lorsque Zara apparaît encadrée de deux noirs, des jumeaux. Les cheveux ras, l’œil vif, habillés chic, ils exhibent un clef en souriant, leur clef.
L’affaire des toilettes résolue, ils nous font passer par des couloirs:
- Vous ne saviez pas? Nous sommes aussi dans le bunker.
Et derrière une porte atomique, nous trouvons un studio d’enregistrement. Console brillant de tous ses feux, écrans plats, moquette anthracite, bar privé, sofa, billard.
Prêts à repartir, les Hongrois nous remercient chaleureusement. Le plus jaune prie alors Zara de me féliciter pour le T‑shirt que je portais la veille à Fribourg: PEGIDA Schweiz.
Déménagement 3
Zara raccroche:
- Tout va bien!
Il est 19h00. Je sers de la bière. La neige continue de tomber.
- Ici, dit Monpère, pas autour du bunker. Ni à Genève.
Zara confirme:
- Ils n’ont pas parlé de neige.
A dix heures, le camion revient. Les gaillards prennent place autour de la table. Puis ils sortent fumer. Et attaquent le gros du déménagement: cinquante cartons de livres, toute la bibliothèque de loisir. Les autres livres, ceux que j’utilise, sont déjà à Lausanne, dans l’arrière-boutique. Soudain, je remarque le jeune. Il a un air hilare.
- Il pensait qu’il aurait à rendre les chaussures à la fin du travail, explique Zara.
La nuit avance. Les gaillards se relaient. Ils sortent le canapé. Deux morceaux. Carrés, épais, noir. L’un de quatre mètres.
Ces histoires de canapés! Le premier que j’ai acheté, en 2000, à Boé, près d’Agen, n’entrait pas dans la maison. Les livreurs — une femme, un homme — se tenaient sur la place du village et admiraient la façade en colombages:
- Ma foi, à l’époque, les canapés n’existaient pas.
- Et puis, aussi, on était plus petit, dit la femme.
Dans l’urgence, j’ai imaginé démonter la porte principale. Puis j’ai trouvé la solution. Hisser le canapé sur le toit, le passer à travers le Velux. Tout cela, sans prendre les mesures. Voici le canapé enfoncé dans le Velux. Les livreurs, à genoux sur les tuiles, poussent. De l’intérieur, je crie: “on y est presque!” Un centimètre! Le canapé a un centimètre de trop. Je rabote le centimètre au couteau et le canapé tombe à l’intérieur de la maison. Quinze ans plus tard, j’imagine qu’il y est toujours. Superbe canapé; mais combien de fois me suis-je assis dessus?
Plus tard, à Lhôpital. Un canapé pris à Genève, chez Emmaüs. Coussins ton sable, faux cuir, design incurvé. Bout à bout, sept mètres. Transporté en BMW, coffre ouvert. Trois, quatre, six voyages. Que je sache, je ne me suis jamais assis dedans. Celui-là aussi, resté dans la maison.
Aussi ai-je décidé de sauver ce dernier canapé. Celui de la rue Jean-Gambach. Celui que les Hongrois transportent sur la tête, suant pour prendre le virage de la cage d’escalier. Mais en attendant de le sauver, je le stocke, je l’envoie au bunker. Monpère à son idée: le dresser au-dessus des étagères fédérales et l’appuyer contre le mur.
A minuit, nouveau pique-nique. Puis nous allons nous coucher. Monpère et Zara dans notre chambre à coucher, sur des matelas jetés à terre, moi dans mon bureau. Les déménageurs reprennent le travail. Le lendemain, à huit heures, je les trouve attablés devant un autre pique-nique. Le jeune boit un demi-litre de boisson énergétique. A quelle heure ont-ils fini? 4h30. Zara les a dissuadé de descendre au bunker pour le déchargement. Ils ont fait appeler leur chef à Budapest pour qu’elle les excuse. Elle a expliqué: ce n’est pas de leur faute. Eux étaient prêts à finir le travail puis à prendre la route, 1400 kilomètres par l’Autriche.
Déménagement 2
Le camion garé rue Gambach contient des meubles de Budapest. Ils seront être remisés dans le bunker de même que la moitié du contenu de mon appartement. L’autre moitié va à Lausanne, dans le magasin de brocante qui sert de bureau d’affichage: j’installe une chambre dans l’arrière-boutique. Mais il y a aussi des meubles en attente dans le bunker: ceux-ci partent pour Budapest. Enfin, il y a les affaires que les enfants emportent à Genève, chez Olofso.
Monpère et Zara jugent mes préparatifs insuffisants. J’ai réparti les cartons par destinations et par pièces, quant aux meubles, je les ai laissés en place, et sur les meubles, toutes sortes d’objets. Monpère s’emploie donc à étiqueter. Devant chaque carton, lampe, chaise, fourchette, il demande:
- Et ça?
Puis accroche une feuille de papier sur laquelle il indique Bunker, Genève, Lausanne, Hongrie. Sous les ordres de Zara, les déménageurs déménagent. Trois semaines qu’il n’a pas plu — il pleut. L’immeuble est en retrait de la rue. A l’époque, il devait exister un second immeuble. Il se sera effondré. La parcelle sert aujourd’hui de jardin. C’est ce jardin de cinquante mètres que les déménageurs ont à traversé pour rejoindre la rue. Du balcon, nous surveillons l’avancement du travail, posons des étiquettes, coupons du pain, préparons des sandwiches. Olofso appelle: elle prendra volontiers le matelas dans lequel Arto dort, mais sans le lit (un modèle rustique de fonte et de bois acheté au vide-grenier de Layrac dans le Sud-Ouest; le marchand nous ayant remis un faux sommier était venu dîner à la maison pour s’excuser; j’aurais dû savoir, avait-il dit, puisque je suis né dans ce lit). La chambre des enfants manque de place, explique Olofso. J’insiste. Elle fait valoir qu’elle a acheté un lit. Quel lit? Il y a deux ans, un lit. Ikea? Mais non. J’insiste. Oui, Ikea. Mon conseil: le jeter puis, au besoin, racheter. Elle se vexe. Que l’on mange du surgelé et vive dans des meubles en poussière, soit, mais que l’on confonde avec de la nourriture et des meubles… A mon habitude, je réponds: c’est tout ou rien. Et je change la destination du lit. Au sommier j’accroche l’étiquette Bunker. Cependant, les Hongrois maquent un pause. Ils tartinent du fromage blanc sur d’épaisses tranches de pain, mangent sucré, salé, boivent chaud et froid, refusent une bière, se relèvent, décident qu’ils ont encore faim et terminent le jambon. Le plus jeune (déjà venu en 2012 pour l’emménagement) demande si j’ai toujours mes armes. Il aimerait les manipuler. Mais le temps presse. Je reprends place sur le balcon. Zara donne ses instructions en Hongrois. Puis un problème survient. La baskette du plus jeune est éventrée. Il la considère. Dépité, il la jette à la poubelle. Affirme aussitôt qu’il continuera pieds nus. Dehors, il neige. Les sacs de 110 litres remplis d’affaires à donner contiennent plusieurs paires de chaussures. Zara pioche. Elle apporte un paire de Fila rouges. Le jeune les passe.
- La pointure correspond?
- Si tu crois qu’il s’arrêtent ce genre de problème, fait Monpère.
Il est une heure. Le chargement se poursuit. Ce qui m’inquiète, c’est le trafic. Montre en main, debout dans la neige, nous faisons des calculs. Le temps de descendre à Lausanne, de remplir l’arrière-boutique, de gagner Genève…
- Ils seront bloqués au retour!
Nous descendons au restaurant universitaire de Miséricorde. Monpère commande une salade et un potage.
- C’est tout ce que tu prends? lui dis-je.
Aussitôt m’a-t-il souhaité bon appétit, il me reprend:
- Mange moins vite, tu vas te faire mal!
Au retour, nous trouvons les Hongrois adossés au camion; ils fument et plaisantent. Peu après, le camion démarre. J’ai quelques heures devant moi: je rassemble balai, serpillère, aspirateur et détergents et me rends au kiosque à journaux de la rue du Jura. La Ville me le loue dans l’état contre une premier mois de loyer offert. Notre futur bureau d’affichage à Fribourg: huit mètres carrés en forme de T. Au fond du couloir, une toilette — je décrasse. Dans le couloir, un lavabo — je chiffonne. Autour de l’éventaire, où la vendeuse juchait, des étagères. Sur les unes, des présentoirs munis de ressorts où achalander les cigarettes — je démonte — les autres sont compartimentées, chocolat, chewing-gum, bonbons, briquets — je démonte. Puis je fais les achats en supermarché. Les mêmes que la veille, pour la suite de l’opération: saucisson, fromage, confiture, yoghourts, de quoi préparer le prochain pique-nique des Hongrois.
Déménagement
Huit heures du matin, mon sac est prêt, j’allume la radio: il n’est question que des attentats qui ont eut lieu dans la nuit à Paris. J’ai rendez-vous en début d’après-midi à Marseille pour une lecture de Cassations - j’annule. Mon éditeur, installé en Normandie, voyageait la veille. Bloqué par les militaires à la gare de Lyon Part-Dieu, il est resté sur les quais pendant trois heures avec quelques milliers d’autres passagers. Il comprend. Il se débrouillera. Quand il n’écrit pas de la poésie, il est ingénieur astronautique, il lance des satellites. Ses missions l’amènent en Afrique. “C’est un drame, me dit-il, le continent est en danger, tout s’effondre. En quarante ans, je n’avais jamais us pareille détresse!” J’éteins la radio, cache le téléphone sous le canapé du salon, me recouche. Au réveil, même soleil éblouissant. Je commence les cartons du déménagement. Pouvoir rester ici, à Fribourg, plutôt que de m’embarquer pour Marseille, me réjouit. Billets d’hôtel et de train, plan de voyage et adresse de la librairie, tout passe à la poubelle. Je déplie un premier carton, le consolide avec du scotch. Récupéré rue du Criblet, dans la zone commerçante, il a contenu des crustacés importés de Da-Nang. Les Présocratiques, Horkeimer, Sloterdijk; je le remplis de livres. Puis j’aperçois une crevette. Petite, sèche mais odorante. Machine arrière, je ressors les volumes, chiffonne les couvertures, remets en bibliothèque. Puis je jette le carton par-dessus la balustrade du balcon, en choisit un autre, pris derrière Délifrance celui-là. Je le vérifie et recommence l’opération: Les Présocratiques, Horkeimer… A midi, trois étagères sont vides. C’est l’heure du journal. Cent-vingt morts.
Deux jours plus tard, je reçois C. Nous travaillons sur son manuscrit. Pornographie et scènes de meubles. Le soir, Monpère et sa femme Zara s’installent dans notre chambre à coucher. Zara remplit le frigorifique de saucissons, de fromages, de yoghurts. Son téléphone sonne. Elle répond en Hongrois.
- Où sont-ils? Demande Monpère.
- A Graz!
Puis, juste avant de se souhaiter bonne nuit:
- Apelle-les une dernière fois!
- Il sont encore à 400 kilomètres, dit Zara.
Je prépare trois lits dans la chambre des enfants, écoute une dernière fois les nouvelles de France.
A deux heures du matin, j’entends remuer dans le jardin. C’est Zara. En robe de chambre, chaussée de bottes de caoutchouc, un bonnet sur la tête, elle guide les déménageurs hongrois. Leur camion blanc est garé devant l’école.