Déménagement 4

La galerie du bunker est acces­si­ble par un escalier et deux ascenseurs. L’un des deux est en panne. Celui qui jouxte la porte d’en­trée du dépôt. Les Hon­grois por­tent. Il neige. Ils sont en T‑shirt. Journée froide, bleue, grise. Des trains de marchan­dise défi­lent devant la mon­tagne. Un voisin sort, ouvre sa voiture, la referme. Passe lente­ment. S’in­téresse aux démé­nageurs, aux plaques du camion, à Zara. Croise mon regard, presse le pas. Le film du dimanche. Un salon sur­chauf­fé. Les dernières heures du week-end, puis le tra­vail, le lun­di. Voilà ce qu’évoque l’at­mo­sphère de ce locatif face au bunker. En sous-sol, Mon­père théorise sur la façon d’in­tro­duire les car­tons de livres, le canapé, la liseuse, les lam­pes et les chais­es, des les ranger sans con­damn­er la cir­cu­la­tion. Car il doit avoir accès à ses objets, cer­tains par­mi les plus étranges: yata­gan, boud­dhas incrustés, mous­que­tons, psautiers. Je me hisse sur une étagère fédérale.
- Atten­tion à la porce­laine chi­noise!
Il ne plaisante pas. Sur les genoux, à deux mètres cinquante, je tends les bras. Un à un, je monte les car­tons, les empile, descends les bibelots.
- Tiens, les mocassins du sul­tan! Zara!
Elle passe une tête dans la porte du bunker.
- Regarde ce que j’ai trou­vé, se réjouit Mon­père, les mocassins!
Elle fait signe que non, elle ne se sou­vient pas.
- Mais oui, enfin, le sul­tan!
Puis, comme je prends appui sur une caisse pour descen­dre.
- Tu sais ce que c’est? Une cab­ine télé­phonique. Swiss­com l’avait instal­lée au cen­tre de La Havane. Mais jamais un Cubain n’y a mis une pièce.
Plus tard, désig­nant une fresque.
- Dix-huitième. Grand prix de l’a­cadémie en 1768. L’am­bas­sadeur de France en a fait cadeau aux autorités mex­i­caines. Elle était dans les col­lec­tions du musée. Trop cher à restau­r­er. Tu n’as pas un acheteur?
Les car­tons amon­celés, nous jugeons du résul­tat. Au-dessus des étagères, une muraille. A mon tour de soulever, de porter, de déplac­er. Mais d’abord, d’ex­traire. Mon­père fait emporter à Budapest des meubles, rien à redire, et des objets incon­grus: un tube, un pied de con­sole, un morceau de miroir. Afin que Zara traduise au gail­lard, il crie:
- Mai­son de cam­pagne.
Et si Zara récrim­ine.
- Non, non! Pas à l’ap­parte­ment. Mai­son de cam­pagne!
Puis j’en­tends:
- Imbé­cile!
Les bras sur les hanch­es, Mon­père fait traduire:
- Ce sont des imbé­ciles, voilà! Dis-leur!
L’aîné des démé­nageurs a refer­mé der­rière lui la porte des toi­lettes. Or, il n’y pas de clef. Ou du moins, Mon­père n’en a pas. Zara essaie la poignée.
- Inutile, c’est foutu! Et, voilà!
Les démé­nageurs repren­nent leur déam­bu­la­tion lorsque Zara appa­raît encadrée de deux noirs, des jumeaux. Les cheveux ras, l’œil vif, habil­lés chic, ils exhibent un clef en souri­ant, leur clef.
L’af­faire des toi­lettes résolue, ils nous font pass­er par des couloirs:
- Vous ne saviez pas? Nous sommes aus­si dans le bunker.
Et der­rière une porte atom­ique, nous trou­vons un stu­dio d’en­reg­istrement. Con­sole bril­lant de tous ses feux, écrans plats, moquette anthracite, bar privé, sofa, bil­lard.
Prêts à repar­tir, les Hon­grois nous remer­cient chaleureuse­ment. Le plus jaune prie alors Zara de me féliciter pour le T‑shirt que je por­tais la veille à Fri­bourg: PEGIDA Schweiz.