Déménagement 2

Le camion garé rue Gam­bach con­tient des meubles de Budapest. Ils seront être remisés dans le bunker de même que la moitié du con­tenu de mon apparte­ment. L’autre moitié va à Lau­sanne, dans le mag­a­sin de bro­cante qui sert de bureau d’af­fichage: j’in­stalle une cham­bre dans l’ar­rière-bou­tique. Mais il y a aus­si des meubles en attente dans le bunker: ceux-ci par­tent pour Budapest. Enfin, il y a les affaires que les enfants empor­tent à Genève, chez Olof­so.
Mon­père et Zara jugent mes pré­parat­ifs insuff­isants. J’ai répar­ti les car­tons par des­ti­na­tions et par pièces, quant aux meubles, je les ai lais­sés en place, et sur les meubles, toutes sortes d’ob­jets. Mon­père s’emploie donc à éti­queter. Devant chaque car­ton, lampe, chaise, fourchette, il demande:
- Et ça?
Puis accroche une feuille de papi­er sur laque­lle il indique Bunker, Genève, Lau­sanne, Hon­grie. Sous les ordres de Zara, les démé­nageurs démé­na­gent. Trois semaines qu’il n’a pas plu — il pleut. L’im­meu­ble est en retrait de la rue. A l’époque, il devait exis­ter un sec­ond immeu­ble. Il se sera effon­dré. La par­celle sert aujour­d’hui de jardin. C’est ce jardin de cinquante mètres que les démé­nageurs ont à tra­ver­sé pour rejoin­dre la rue. Du bal­con, nous sur­veil­lons l’a­vance­ment du tra­vail, posons des éti­quettes, coupons du pain, pré­parons des sand­wich­es. Olof­so appelle: elle pren­dra volon­tiers le mate­las dans lequel Arto dort, mais sans le lit (un mod­èle rus­tique de fonte et de bois acheté au vide-gre­nier de Layrac dans le Sud-Ouest; le marc­hand nous ayant remis un faux som­mi­er était venu dîn­er à la mai­son pour s’ex­cuser; j’au­rais dû savoir, avait-il dit, puisque je suis né dans ce lit). La cham­bre des enfants manque de place, explique Olof­so. J’in­siste. Elle fait val­oir qu’elle a acheté un lit. Quel lit? Il y a deux ans, un lit. Ikea? Mais non. J’in­siste. Oui, Ikea. Mon con­seil: le jeter puis, au besoin, racheter. Elle se vexe. Que l’on mange du surgelé et vive dans des meubles en pous­sière, soit, mais que l’on con­fonde avec de la nour­ri­t­ure et des meubles… A mon habi­tude, je réponds: c’est tout ou rien. Et je change la des­ti­na­tion du lit. Au som­mi­er j’ac­croche l’é­ti­quette Bunker. Cepen­dant, les Hon­grois maque­nt un pause. Ils tarti­nent du fro­mage blanc sur d’é­paiss­es tranch­es de pain, man­gent sucré, salé, boivent chaud et froid, refusent une bière, se relèvent, déci­dent qu’ils ont encore faim et ter­mi­nent le jam­bon. Le plus jeune (déjà venu en 2012 pour l’emménagement) demande si j’ai tou­jours mes armes. Il aimerait les manip­uler. Mais le temps presse. Je reprends place sur le bal­con. Zara donne ses instruc­tions en Hon­grois. Puis un prob­lème survient. La bas­kette du plus jeune est éven­trée. Il la con­sid­ère. Dépité, il la jette à la poubelle. Affirme aus­sitôt qu’il con­tin­uera pieds nus. Dehors, il neige. Les sacs de 110 litres rem­plis d’af­faires à don­ner con­ti­en­nent plusieurs paires de chaus­sures. Zara pioche. Elle apporte un paire de Fila rouges. Le jeune les passe.
- La poin­ture cor­re­spond?
- Si tu crois qu’il s’ar­rê­tent  ce genre de prob­lème, fait Mon­père.
Il est une heure. Le charge­ment se pour­suit. Ce qui m’in­quiète, c’est le traf­ic. Mon­tre en main, debout dans la neige, nous faisons des cal­culs. Le temps de descen­dre à Lau­sanne, de rem­plir l’ar­rière-bou­tique, de gag­n­er Genève…
- Ils seront blo­qués au retour!
Nous descen­dons au restau­rant uni­ver­si­taire de Mis­éri­corde. Mon­père com­mande une salade et un potage.
- C’est tout ce que tu prends? lui dis-je.
Aus­sitôt m’a-t-il souhaité bon appétit, il me reprend:
- Mange moins vite, tu vas te faire mal!
Au retour, nous trou­vons les Hon­grois adossés au camion; ils fument et plaisan­tent. Peu après, le camion démarre. J’ai quelques heures devant moi: je rassem­ble bal­ai, ser­pil­lère, aspi­ra­teur et déter­gents et me rends au kiosque à jour­naux de la rue du Jura. La Ville me le loue dans l’é­tat con­tre une pre­mier mois de loy­er offert. Notre futur bureau d’af­fichage à Fri­bourg: huit mètres car­rés en forme de T. Au fond du couloir, une toi­lette — je décrasse. Dans le couloir, un lavabo — je chif­fonne. Autour de l’éven­taire, où la vendeuse juchait, des étagères. Sur les unes, des présen­toirs munis de ressorts où acha­lan­der les cig­a­rettes — je démonte — les autres sont com­par­ti­men­tées, choco­lat, chew­ing-gum, bon­bons, bri­quets — je démonte. Puis je fais les achats en super­marché. Les mêmes que la veille, pour la suite de l’opéra­tion: saucis­son, fro­mage, con­fi­ture, yoghourts, de quoi pré­par­er le prochain pique-nique des Hongrois.