Mois : septembre 2015

Cahiers de Calaferte

Me plaît la foi sans église de Calaferte; rien d’é­ton­nant à ce qu’il méprise le diplo­mate de l’e­sprit que fut Claudel.

Sanglier

Dans ce petit marché aux puces de quelques tables, des hor­loges, de vieux out­ils, des bibelots de bro­can­teur. Je flâne, je remue des fonds de car­tons. Soudain, sur un stand nap­pé de velours, je trou­ve une cuisse de san­gli­er. La pro­prié­taire s’ap­proche, saisit une couteau et coupe une tranche d’une épais­seur de dic­tio­n­naire.
- Je vous l’emballe.
Et avant que j’aie le temps de répon­dre, elle s’exé­cute. Je sup­pute le prix que j’au­rai à pay­er, me demande si la viande est encore bonne, si même elle est con­som­ma­ble. Penché sur la cuisse poilue et grise, je trou­ve alors un doc­u­ments plas­ti­fié, com­posé de textes et de pho­togra­phies, c’est un expli­catif. On y voit le mari de la pro­prié­taire en tenue de chas­seur avec à ses pieds le san­gli­er abat­tu, puis une carte indi­quant la région de prove­nance, les men­su­ra­tions et le poids de la bête, le fusil util­isé, la mai­son du chas­seur. Et je lis: tué en 2000. La tranche de viande que je viens d’a­cheter a quinze ans.

L’écrivain

De loin, j’aperçois l’écrivain J. B. Assis face à une jour­nal­iste pour un entre­tien, il glisse sur le canapé, se rap­proche, touche ses mains et cligne des yeux: on croirait une demande en mariage. Il par­le à la jour­nal­iste mais s’adresse à la femme. Plus tard, face à une libraire, de même: il s’in­téresse à la femme. Lors de la lec­ture que nous don­nons ensem­ble, il cherche encore et tou­jours la femme, fidèle à ses textes, oppor­tunistes et ori­en­tés, une écri­t­ure de la tac­tique, de la drague. Du reste, il est pos­si­ble qu’il n’en soit pas con­scient. Il joue un per­son­nage. Cela m’avait frap­pé il y a dix ans, lors de notre pre­mière ren­con­tre, au point de juger qu’il s’a­mu­sait comme font par­fois les comé­di­ens qui pour épa­ter les naïfs font éta­lage de leurs tal­ents de comé­di­ens. Aujour­d’hui, J.B.est con­damné à hon­or­er ce rôle bas de gamme. Je me détourne: voir ces femmes con­fron­tées à pareil bon­i­menteur, me gêne. Or, tout à l’heure, une de mes amies me dit: j’ai con­nu J.B. ce garçon est for­mi­da­ble! Nous nous sommes tout de suite enten­dus! Voilà un homme, voilà un écrivain!

Trophée

Ce same­di, nous courons aux Pac­cots le trophée des entre­pris­es, un triathlon. Pre­mière épreuve avec Mon­frère, dix kilo­mètres trail. De la pente et de la descente, le cir­cuit est tracé sur les pistes de ski. Une heure plus tard, nous sommes de retour sur le park­ing où se font les relais, Mon­frère rejoint Liph, tous deux s’élan­cent à VTT. A la fin du pre­mier tour — il y en a trois — Mon­frère lance au pas­sage: “plus jamais!” Je patiente dans le box. La dernière épreuve est pour moi, une course d’ori­en­ta­tion. Aus­sitôt descen­du de vélo, Liph part au trot, l’or­gan­isa­teur nous tend la carte des postes, nous l’ori­en­tons et grim­pons en direc­tion de la forêt. Il s’ag­it de repér­er huit cônes de chantier dis­séminées à tra­vers la sta­tion . Voici le pre­mier!  Nous poinçon­nons. Nous peinons à trou­ver le sec­ond, tournons autour du lac des Joncs, repérons une mai­son, une autre, tou­jours rien. Par­ti essouf­flé, Liph est essouf­flé, mais cela ne sem­ble aucune­ment le gên­er alors que j’ai le cœur qui saute dans le cais­son et le cerveau dans les talons. Nous avons déjà grim­pé deux fois la pente, nous y retournons et cette fois jusqu’au som­met. Pen­dant l’as­cen­sion, je me fais sec­ouer par un fil à vach­es. Liph vient de poinçon­ner l’a­vant-dernier poste lorsque je le rejoins en haut d’un télés­ki.
- Par là!
Ce qui veut dire que nous dévalerons sous le télés­ki, plus d’un kilo­mètre d’une une terre gorgée d’eau et martelée des sabots des vach­es. Je manque bas­culer à chaque pas, glisse, me rat­trappe, me demande com­bi­en il reste de cônes, ne veut pas le savoir, garde un œil sur Liph. Et soudain, je suis sauvé:
- On a tout, crie Liph, on fonce!
Lui devant, moi à la traîne, nous coupons à tra­vers champ sur un sol de mottes et de trous.

Subilus

Après dix jours d’un mal de ven­tre lanci­nant, je me décide à appel­er le médecin. Il ne peut me recevoir. Son assis­tante me ren­voie aux médecins de garde. J’ex­plique les douleurs par télé­phone. Le cab­i­net est à Vil­lars-sur-Glâne.
- Com­ment ça, vous venez à vélo? Vous pou­vez donc marcher?
Rue du Bugnon, les cloches son­nent 11heures lorsque je trou­ve l’adresse: c’est l’heure du ren­dez-vous. J’ai for­cé pour être ponctuel et trou­ve la salle d’at­tente pleine. Con­ver­sa­tion habituelles, en sour­dine: “… j’ai cru revivre”, “si elle con­tin­ue comme ça”, “le pau­vre n’a pas de chance”. Je lis Mon sui­cide de Hen­ri Roor­da. Pam­phlet pour la vie et con­tre la fausse morale qui s’achève par le sui­cide réel de l’au­teur — un tes­ta­ment lit­téraire. Une doc­toresse viet­nami­enne me prie de la suiv­re. Je lui dis mon régime:
- Café le matin, bière le soir.
- Il faut arrêter ça. Depuis quinze ans dites-vous?
- Non, depuis l’âge de quinze ans.
- Mais c’est ter­ri­ble! Et trop tard.
- Pour quoi faire?
- Tout. Vous êtes dépen­dant. Désor­mais ce n’est plus une affaire de volon­té.
Elle me fait couch­er et me tâte le ven­tre.
- Vous avez chaud.
- J’ai tou­jours chaud.
- Vous buvez de l’eau?
- L’après-midi. Trois litres.
- Non?
- Si.
Elle m’en­voie faire une prise de sang puis une radi­ogra­phie.
De retour dans la salle d’at­tente, je finis le livre de Roor­da qui se ter­mine par cette phrase: “Il fau­dra que je prenne des pré­cau­tions pour que la déto­na­tion ne reten­tisse pas trop fort dans le cœur d’un être sen­si­ble”.
La porte s’ou­vre. La doc­toresse me fait signe. Moment inquié­tant ente tous. Elle va peut-être m’an­non­cer qu’à la fin de la semaine je serai mort.
- Vous avez un subilus.
- Un?
- Un subilus.
- C’est grave?
- Ce n’est pas grave. Vous êtes en pleine forme.
- Et que faut-il faire?
- Rien, ne faites rien.

Mémoire-machine

Dans une con­ver­sa­tion, je remar­quais hier qu’à tour de rôle, cha­cun des inter­locu­teurs, souhai­tant exem­pli­fi­er son pro­pos, butais au moment de citer de mémoire un nom, un titre ou un pas­sage de texte. Et aus­sitôt, l’un d’en­tre nous de saisir son télé­phone, pour retrou­ver l’in­for­ma­tion, désig­nant dans le même mou­ve­ment la cause de ces lacunes.

Rotten

Inter­view de John­ny Lyn­don à l’oc­ca­sion de la sor­tie du dernier album de PIL. En 1977, il débitait des inep­ties. C’é­tait une pos­ture. Fidèle à l’e­sprit punk, il dis­ait une chose et son con­traire, niait tout et finis­sait par une bor­dée de jurons. Aujour­d’hui, pathé­tique, il fait de même: des vire­voltes. Il s’é­coute par­ler et rit de ses bons gags. Il joue le rôle dans lequel l’ont can­ton­né ses fans. Quelle idée se fait-on de soi-même lorsqu’on incar­ne un per­son­nage depuis longtemps dis­paru. Quel plaisir y a‑t-il  a refuser le change­ment? Il y a une forme de paresse intel­lectuelle qui con­fine au désespoir.

Foie

C. dans la cui­sine pour met­tre au point son embauche entant que gérant afficheur. A son habi­tude, fatigué par un tra­vail exces­sif.
- Je suis allé chez le médecin.
- Tout va bien?
- Comme ça.
- Le foie?
- Gras. Pour être exact, le médecin a dit “exagéré­ment gras”.
- Zut!
- Oui.
- Donc pas de bière?
- Juste une.
Il sem­ble que nous buvions nos pre­mière can­nettes hier, au Plaza, à la sor­tie de Saint-Michel. C’é­tait il y a 34 ans.

Lecture

A la lec­ture tou­jours, Luv assise au dernier rang, par­mi vingt-cinq adultes et qui écoute, ne sachant si sourire ou baiss­er de la tête quand je la fixe. Puis à la fin de la séance des ques­tion du pub­lic survient Aplo, débar­qué du train qui le ramène à l’in­stant de son inter­nat d’Abon­dance. Il me saute au cou et me serre dans ses bras avec ten­dresse puis revêt son uni­forme, cra­vate à écus­son sur chemise blanche, veste marine à écus­son, et rec­u­lant de deux mètres devant lal­i­brairie, debout sur le trot­toir, fier:
- Alors, qu’en dis-tu?

Olofso

Lec­ture dans les sous-sols de la librairie le Rameau d’Or à Genève. Le jour­nal­iste Pas­cal Schouwey inter­roge Forde­troit, nous inter­roge Berré­by et moi. Longues ques­tions tortueuses qui ouvrent des per­spec­tives. Ten­ta­tives de réponse et con­sid­éra­tion générales, esthé­tiques, morales. Une dis­cus­sion en mou­ve­ment, qui je l’e­spère, donne à réfléchir. Le lende­main, Olof­so m’ap­pelle:
- J’ai été émue de t’en­ten­dre dire que la con­ver­sa­tion déser­tait nos vies. Tu n’imag­ines pas comme cela me manque!