Mois : septembre 2015

Bananes

J’achète des bananes. La cais­sière me fait remar­quer que j’ai oublié de les peser. Je n’ai pas oublié, mais le tick­et que j’ai col­lé sur les bananes, a glis­sé.
- Faites- moi con­fi­ance! C’est Fr. 1,90.-
Elle me regarde, soulagée, heureuse, comme si un autre monde était possible.

Fonctionnalisme

Mer­cre­di dernier, Gérard Berré­by intro­duit la jour­nal­iste de France-Cul­ture dans son bureau des édi­tions Allia à Paris. Celle-ci lui passe sous le nez sans saluer, me dit bon­jour sans ten­dre la main. Gérard se présente et s’ef­face.
- Je vous laisse.
La jour­nal­iste, bronzée, agitée, mince, plus que cela, mai­gre, sort de son sac une enreg­istreur minia­ture qu’elle manip­ule puis pose sur la table.
- Voilà, vous lisez quelques pages de votre livre, la fin sera sus­pendue.
- Sus­pendue?
- Com­ment? Ah, oui: on coupera.
- Je pour­rais lire ce pas­sage…
- Non, le principe, c’est que l’au­teur lit les pre­mière pages. Lisez du début à la page qua­torze.
- Avec les titres?
- Sans.
- Allez‑y!
Je com­mence.
- Voilà, c’est bon. On peut y aller.
- Je recom­mence?
- Oui, allez‑y!
Qua­tre pages plus loin:
- C’est bon, arrêtez!
Elle rem­bobine, retire un casque d’é­coute de son sac à main, le coiffe, écoute.
- Très bien. Mer­ci.
Elle se lève, va sor­tir.
- Au revoir!
Elle se retourne.
- Oh, je pen­sais que vous veniez avec moi.
Et part pour de bon. Qua­tre min­utes de lec­ture, le dou­ble entre l’ap­pari­tion de la jour­nal­iste et sa disparition.

Bar des fous

Il y a une dizaine d’an­nées, dans le bar des fous de Seyssel, Gala et moi buvions en com­pag­nie d’ivrognes et d’une fille qui cajo­lait un rat. L’un des types, mai­gre, flot­tant à l’in­térieur de son bleu de tra­vail, les cheveux en petites boucles, sans âge, n’avait que cette activ­ité: boire. De sorte que la semaine suiv­ante, lorsque je passe devant le bar, je le trou­ve à la même place et le salue.
- On se con­naît? demande-t-il.
Je lui explique que nous avons passé la soirée ensem­ble au zinc.
- … le soir?
- Oui.
- C’est bien pos­si­ble, mais à par­tir d’une cer­taine heure, je ne vois plus rien.
Et pour­tant, pen­dant les quinze mois que j’ai passé à Seyssel, chaque matin, à l’aube, lorsque j’emmenais les enfants en voiture à l’é­cole, je l’aperce­vais marchant sur le bord de la nationale, à un endroit de traf­ic intense, pour ren­tr­er chez lui après avoir passé la nuit au bar.

Filigrane

J’ai sur mon bureau une pho­togra­phie de Gala et de Luv. Elles sont assis­es dans un fau­teuil rouge, C’est l’hiv­er, Luv à huit ans, la pho­to a été prise à Hauteluce, en Savoie. Or, hier, comme un grand soleil était sur Fri­bourg, voici que les rayons tra­versent le cadre de plas­tique trans­par­ent dans lequel est insérée cette pho­to et, en fil­igrane, sur le côté supérieur gauche, appa­raît Arto, et Luv, bras dessus-dessous, puis Gala et moi-même, à une péri­ode plus récente.

Pillage

Par l’usage des tech­niques, par la dilap­i­da­tion des ressources, par notre appétit exces­sif, vicieux, fou, qui s’ap­par­ente à une lutte mor­bide con­tre la mort, nous volons ceux qui ne sont pas nés. Ils naîtront mais les con­di­tions qui leur per­me­t­traient d’at­tein­dre à la vie pleine ne seront plus réu­nies comme elles le furent dans les temps anciens.

Confiture

- Je suis fier des livres que j’ai pub­lié, me dit Gérard, mais plus encore de ma con­fi­ture d’orange.

Chaos social

Une société est au bord du chaos lorsque les rap­ports entre les per­son­nes s’étab­lis­sent sur la base de l’in­stinct et de la recherche égoïste. Aux antipodes de cette organ­i­sa­tion raisonnable qui aura pré­valu pen­dant des siè­cles en Occi­dent et que la bour­geoisie a main­tenu à tra­vers un sys­tème de valeurs, voici, avec l’im­por­ta­tion mas­sive d’in­di­vidus nés dans le tiers-monde, le retour à un état prim­i­tif des rela­tions que ne régit aucun tiers-principe, qui n’a nul égard pour le con­tractuel et qui est dépourvu de visée tran­scen­dante. Et qui dit au bord du chaos, envis­age la chute. Dans l’in­ter­valle qui sépare l’un de l’autre s’en­gouf­fre cynique­ment les ama­teurs d’ar­gent facile qui prospèrent sur la con­tre-valeur qu’est l’individualisme.

Banquetz de vyande

Attablé avec Gérard Berré­by et D. dans l’ar­rière-salle des Routiers, restau­rant français où l’on mange à la façon des années 1950. Le comp­toir est de zinc, les bouteilles alignées, autour des tables couchées de papi­er, les gens par­lent et ripail­lent. Dans ce bruit, j’en­tends mal. Je me penche. Quelques mots me parvi­en­nent. Peu importe: l’on pour­rait aus­si se taire, l’am­biance suf­fit. Elle est à la bonne humeur, au sain plaisir. La patronne apporte des plats de viande, de la laitue, du fro­mage, des pichets de rouge. Un client vac­ille, dis­paraît par une porte. L’uri­noir est accroché dans une pen­derie. Du côté des piliers de bar, des quoli­bets réson­nent. Et partout, ce sont des poignées de main et des acco­lades. Quant aux arrivants, ils embrassent la serveuse, souhait­ent le bon appétit. Je soupèse mes ser­vices. De vrais  out­ils! Les couteaux coupent, les fourchettes piquent. Tout cela mouille les papilles . Com­ment en sommes-nous arriv­er à pig­nocher dans des salles cli­ma­tisées? A se restau­r­er debout dans de la vais­selle en car­ton?  Il n’est que de voir nos voisins! Trois hommes her­culéens. Ils engloutis­sent des tranch­es d’ag­neau, arrosent chaque bouchée de vin, lève la bouteille vide, attrapent la suiv­ante, se resser­vent. Tout en mâchant, tout en s’esclaf­fant, ils par­lent de ce gars qui passe sa vie au volant d’une moto, tra­verse les con­ti­nents, relie Lon­dres et le Laos. Gérard s’im­pa­tiente:
- Et notre com­mande?
La patronne fait signe: nous sommes troisième, et elle plonge en cui­sine d’où elle ressort les bras chargés d’un ragoût, d’une purée et d’un pâté. La voici devant notre table son bloc-notes à la main. Elle humecte la pointe de son cray­on et répète: pavé de bœuf au poivre, hachis par­men­tier, salade de gésiers, et de la bière et un Côte-du Rhône. Elle allait par­tir, je la retiens: met­tez aus­si un plat de cru­dités. Gérard me prévient:
- Vous aurez trop, les por­tions sont énormes.
Un œil à la table voi­sine, ces hommes à l’estom­ac sur­di­men­sion­né ont avalé sept tranch­es d’ag­neau, il en reste encore cinq sur le lit de frites.
- Don­nez tout de même des cru­dités!
Je n’au­rai pas à m’en repen­tir. Quand je pense à ces salades étiques con­stel­lées de maïs en boîte, quand je pense à ces piz­zas suiss­es! Dans mon assi­ette, un avo­cat mûr, des carottes rouges, du céleri et une frisée cro­quante. Puis les gésiers de D, croustil­lants, gras à souhait, et le hachis par­men­tier.  Gérad me fait goûter:
- Vous sen­tez ce goût?
J’évoque Fer­rari dans Ane­masse, la serveuse qui avalait un fond de rouge chaque fois qu’un client l’en­voy­ait pren­dre une bouteille à la cave, et la patronne, sa tenue, sa poitrine, son sérieux, c’é­tait il y a vingt ans et comme ici, manger était une affaire sérieuse: un homme qui a faim doit être nour­ri. Main­tenant, les voisins lèchent les sauces. Ils par­lent l’anglais avec un accent du Gers. Il sont peut-être russ­es. Dan ce cas, ce serait des rug­by­men moscovites. Ils choi­sis­sent des fro­mages, des desserts, un alcool. Lorsque nous sor­tons du restau­rant, D. aperçoit un bidet sur le bord du trot­toir:
- Duchamp!
Soudain, une voiture décroche d’une impasse. Une Cit­roën 5 ruti­lante. Les Ger­sois! De gros hommes dans une grosse voiture!
- En voilà une adresse, je reviendrai!
- Le lun­di et le mar­di, pré­cise Gérard, ils font leurs achats à la cam­pagne, c’est ouvert dès mer­cre­di.
Puis nous regagnons tous trois l’ap­parte­ment et ren­trons cha­cun par notre porte après s’être souhaité la bonne nuit.
 

France

TGV pour Paris. Si l’on excepte le ren­dez-vous avec le pro­viseur de Sainte-Croix des Neiges dans le val d’Abon­dance, cinq ans que je ne suis pas retourné en France. Or, suite au nou­v­el  atten­tat per­pétré la semaine dernière par un éner­gumène du Maghreb, la loi encad­rant la sur­veil­lance des pas­sagers vient d’être dur­cie — c’est du moins ce qui a été annon­cé. Quoiqu’il en soit, lors de l’achat d’un bil­let il faut don­ner son nom et celui-ci est imprimé en toute let­tres sur le bil­let. A Frasnes, les douaniers soupèsent mon sac.
- Vous venez d’où?
- De Fri­bourg.
- Fri­bourg où?
Voy­ant que j’hésite (afin d’avoir l’air aus­si naturel que pos­si­ble, je me suis plongé dans une lec­ture diff­fi­cile et j’ai l’air dis­trait):
- Fri­bourg en Alle­magne?
- En Suisse.
Le douanier pour­suit l’in­spec­tion du wag­on puis rejoint son col­lègue. Peu après, ils sont sous ma fenêtre et dis­cu­tent avec des gen­darmes. Pour­tant, je n’ai pas eu à mon­tr­er mon bil­let et je n’oc­cupe pas le siège qui m’a été attribué. En effet, fausse alerte: le train repart.
A la gare de Lyon, je déplie un plan et suis à pied un par­cours tracé pour les auto­mo­biles. Ain­si, pour attein­dre la rue Riche­lieu, je passe par le quai de la Râpée, le pont Mor­land et le quai des Célestins que je m’é­tonne de trou­ver là où il n’y a pas d’eau. Les Edi­tions Allia sont instal­lées au  16 de la rue Charle­magne. La porte cochère est fer­mée. Au bistrot, je demande le code.
- 6743, crie le garçon.
- Et quand vous n’êtes pas là?
- On demande à qui on peut!
Au fond de la cour, qua­tre pièces de bureau reliées par un couloir envahi de livres. Gérard Berré­by me reçoit. Pour faire de la con­ver­sa­tion, je lui explique l’af­faire du code.
- La porte est tou­jours ouverte.
Puis il passe acheter des fro­mages rue de Riv­o­li et nous prenons le métro pour rejoin­dre le quarti­er de la Goutte d’or où il occupe depuis trente-cinq ans un apparte­ment rue Cavé. Il fait beau et chaud, c’est un souk. Des arabes en robes, et des noires en boubous; à même le sol, des mémères en tchador entourées de sacs de vict­uailles. Dans un parc, un inter­minable match de bas­ket: les cris se per­dent dans la frondai­son des arbres. Des bou­tiques de man­ioc et de télé­phone portable, des cou­turi­ers qui s’esquin­tent la vue sur veilles machines à coudre der­rière des per­si­ennes tor­dues.
- Tenez, c’est la sor­tie de la mosqueé, me dit Berré­by.
Un peu plus tard:
- Et là, vous avez dû en enten­dre par­ler, c’est l’im­meu­ble qui a été incendié la semaine dernière.
En effet, j’aperçois des fleurs et des pho­togra­phies d’en­fants.
 

Friederich

Pen­dant le salon du livre de Morges, Luci­enne, comme il y a trois ans et cinq ans, vient à ma ren­con­tre, me salue, m’embrasse, tire de son sac à main des feuilles: ce sont les pho­to­copies des recherch­es que fait sa fille autour de l’ar­bre généalogique de notre famille. Je sais déjà que ce sont des ton­neliers de Morges, que l’une des branch­es est désor­mais cana­di­enne, qu’il y a des Friederich dans l’Ain.
- Mais depuis la dernière fois, ma fille n’a pas beau­coup avancé. Vous direz tout de même à votre papa de me com­mu­ni­quer les dates de nais­sance de ses par­ents, c’est comme ça que l’on fait pour enquêter sur les aïeuls.
Je promets.
- Et vous con­nais­sez cet Alexan­dre Friederich de Genève?
Oui, bien sûr. Il a mon âge, il est orig­i­naire de la même com­mune, Rap­per­swil dans le can­ton de St-Gall, et d’ailleurs, il m’est arrivé de me faire remet­tre ses papiers car, à une cer­taine époque, nous habi­tions tous les deux Madrid.
- Non, pas celui-là. Un autre. Un gosse de douze ans.
Puis Luci­enne achète Forde­troit pour sa soeur.
- Où habitez-vous en ce moment Alexan­dre?
- A Fri­bourg.
- Oh, mais vous savez, ma soeur est pro­fesseur de lin­guis­tique à l’U­ni­ver­sité de Fri­bourg!
- Eh bien, je suis à côté. De mon bureau, je vois la fac­ulté des let­tres.
- Ce livre est pour elle. Ma soeur s’ap­pelle François Revaz.
- Extra­or­di­naire!
- N’est-ce pas?
- Non, pas ça. Un élève vient de rédi­ger un mémoire inti­t­ulé La descrip­tion de type voir chez Alexan­dre Friederich. Ce mémoire était dirigé par votre sœur.