Banquetz de vyande

Attablé avec Gérard Berré­by et D. dans l’ar­rière-salle des Routiers, restau­rant français où l’on mange à la façon des années 1950. Le comp­toir est de zinc, les bouteilles alignées, autour des tables couchées de papi­er, les gens par­lent et ripail­lent. Dans ce bruit, j’en­tends mal. Je me penche. Quelques mots me parvi­en­nent. Peu importe: l’on pour­rait aus­si se taire, l’am­biance suf­fit. Elle est à la bonne humeur, au sain plaisir. La patronne apporte des plats de viande, de la laitue, du fro­mage, des pichets de rouge. Un client vac­ille, dis­paraît par une porte. L’uri­noir est accroché dans une pen­derie. Du côté des piliers de bar, des quoli­bets réson­nent. Et partout, ce sont des poignées de main et des acco­lades. Quant aux arrivants, ils embrassent la serveuse, souhait­ent le bon appétit. Je soupèse mes ser­vices. De vrais  out­ils! Les couteaux coupent, les fourchettes piquent. Tout cela mouille les papilles . Com­ment en sommes-nous arriv­er à pig­nocher dans des salles cli­ma­tisées? A se restau­r­er debout dans de la vais­selle en car­ton?  Il n’est que de voir nos voisins! Trois hommes her­culéens. Ils engloutis­sent des tranch­es d’ag­neau, arrosent chaque bouchée de vin, lève la bouteille vide, attrapent la suiv­ante, se resser­vent. Tout en mâchant, tout en s’esclaf­fant, ils par­lent de ce gars qui passe sa vie au volant d’une moto, tra­verse les con­ti­nents, relie Lon­dres et le Laos. Gérard s’im­pa­tiente:
- Et notre com­mande?
La patronne fait signe: nous sommes troisième, et elle plonge en cui­sine d’où elle ressort les bras chargés d’un ragoût, d’une purée et d’un pâté. La voici devant notre table son bloc-notes à la main. Elle humecte la pointe de son cray­on et répète: pavé de bœuf au poivre, hachis par­men­tier, salade de gésiers, et de la bière et un Côte-du Rhône. Elle allait par­tir, je la retiens: met­tez aus­si un plat de cru­dités. Gérard me prévient:
- Vous aurez trop, les por­tions sont énormes.
Un œil à la table voi­sine, ces hommes à l’estom­ac sur­di­men­sion­né ont avalé sept tranch­es d’ag­neau, il en reste encore cinq sur le lit de frites.
- Don­nez tout de même des cru­dités!
Je n’au­rai pas à m’en repen­tir. Quand je pense à ces salades étiques con­stel­lées de maïs en boîte, quand je pense à ces piz­zas suiss­es! Dans mon assi­ette, un avo­cat mûr, des carottes rouges, du céleri et une frisée cro­quante. Puis les gésiers de D, croustil­lants, gras à souhait, et le hachis par­men­tier.  Gérad me fait goûter:
- Vous sen­tez ce goût?
J’évoque Fer­rari dans Ane­masse, la serveuse qui avalait un fond de rouge chaque fois qu’un client l’en­voy­ait pren­dre une bouteille à la cave, et la patronne, sa tenue, sa poitrine, son sérieux, c’é­tait il y a vingt ans et comme ici, manger était une affaire sérieuse: un homme qui a faim doit être nour­ri. Main­tenant, les voisins lèchent les sauces. Ils par­lent l’anglais avec un accent du Gers. Il sont peut-être russ­es. Dan ce cas, ce serait des rug­by­men moscovites. Ils choi­sis­sent des fro­mages, des desserts, un alcool. Lorsque nous sor­tons du restau­rant, D. aperçoit un bidet sur le bord du trot­toir:
- Duchamp!
Soudain, une voiture décroche d’une impasse. Une Cit­roën 5 ruti­lante. Les Ger­sois! De gros hommes dans une grosse voiture!
- En voilà une adresse, je reviendrai!
- Le lun­di et le mar­di, pré­cise Gérard, ils font leurs achats à la cam­pagne, c’est ouvert dès mer­cre­di.
Puis nous regagnons tous trois l’ap­parte­ment et ren­trons cha­cun par notre porte après s’être souhaité la bonne nuit.