Notre aventure est terrestre. Ses prolongations, d’un autre ordre.
Mois : septembre 2015
Enchaînement
Enchaînement réussi. Première phase: de 1980 à 2000, empoisonnement des consciences au moyen du Politiquement correct. Deuxième phase: fausses révolutions dans les pays du pourtour méditerranéen, mise à l’écart des dictateurs, gabegie générale. Troisième phase: subvention des flux migratoires, encadrement de l’opinion. Le projet est clair: il vise à suspendre les régimes parlementaires, remplacer le citoyen par l’individu et asseoir un pouvoir technocratique sur le continent européen.
Grottes
Dans les sous-sol du Senator, hôtel prestigieux des années 1950 aujourd’hui à la peine, un centre thermal de plusieurs bassins. Le client y accède par un escalier de fer qui utilise une cage déportée. A la première tentative, il est habituel de s’égarer: des clients au corps ruisselant traversent gênés le niveau de la réception. Une fois atteint le second sous-sol, il faut longer un couloir à angle droit qui amène devant la gardienne du lieu. Celle-ci inscrit votre nom sur un registre de quelque mille pages puis propose la location d’une serviette de bain (2 euros). Le vestiaire est décent, jalonné d’armoires à cadenas. Un perron de trois marches amène sur l’esplanade des bassins. Le plafond est bas, concave, convexe, marqué de cratères et de stalagmites. Si l’on attrapait un pan de lune et qu’on vous en coiffe vous n’auriez pas de plus grande sensation. Dans une piscine ronde aux eaux bouillonnantes, des Sud-américains se tirent le portrait; plus avant, dans un couloir pour spéléologues aux murs de lave un vieillard roboratif fait ses distances. Il y a surtout cette attraction: le bassin des oranges. Je m’approche: de vraies oranges flottent sur l’eau. Un panneau recommande: ne jouez pas avec les oranges.
Jus
Derrière l’hôtel Senator, un marché de deux étages aux allures tristes. Un camion décharge de la viande, un cordonnier prend le soleil sur le pas de porte. La rampe d’escalier est décorée d’un tableau peint à l’huile: une nature morte datée de 1982. Il a son cadre, il tient à un clou. Les échoppes sont distribuées en carrés. Outre les marchands de légumes, de marée et de volaille, une boutique de sous-vêtements pour ouvriers et un bar chinois qui sert des pâtes au riz. Derrière le comptoir, les dames ont la même attitude qu’à Kotha Baru ou Satun. En face, trois Mexicaines pressent des jus frais. Je passe commande. La plus grande monte sur un tabouret et me fait répéter — le tabouret compense le cou qu’elle n’a pas.
- Carotte, carotte rouge, céleri.
La Mexicaine saute au sol. Elle farfouille dans une caisse, place le tabouret devant le percolateur, jette les légumes dans le percolateur, puis rapporte le tabouret, monte dessus, me tend un grand verre de plastique couleur de sang:
- Eh bien, ça vous fera 1 Euro.
Chinois
A Madrid sur la Gran Vía. Il est vingt-deux heures, nous prenons nos chambres à l’hôtel Senator, sortons aussitôt pour aller dîner chez Rafael. Le restaurant est fermé. Nous avons dû manquer l’entrée! Mamère revient sur ses pas, Monfrère va de l’avant. Force est de constater: l’enseigne n’existe plus. Je m’appuie contre la vitre, la salle est en chantier, l’espace sans meubles, les parois badigeonnées de peinture. Quinze, vingt ans que nous mangions à notre table? L’an dernier, au printemps, Mamère s’assurait que l’assiette de Lausanne dont elle avait fait cadeau figurait toujours parmi la collection accrochée au mur. Vient de fermer un des derniers restaurants de l’après-guerre dans cette rue désormais chinoise,
Frontières
Une invitation de la Maison de la littérature genevoise à m’exprimer en compagnie d’autres écrivains dont Daniel de Roulet sur la notion de frontière. Ce singulier n’est pas innocent: il permet de parler politique sous prétexte de littérature. Il permet de jouer les intellectuels. Il permet de pérorer, de conseiller à un public plein de bonne conscience, en réalité effrayé par la tournure des événements, des façons de persévérer dans leur déni de la réalité. Je décline l’invitation. Ce que je pense des frontières? Renvoyez ceux qui les franchissent puis militarisez et tirez à vue. L’option actuelle, cet aberrant laisser-faire, relève du coup: les mondialisateurs accélèrent leur programme de mise à genoux des peuples occidentaux. Le débat est suspendu. Toute recherche des faux-semblants, par exemple ces discussions littéraires sur une situation dont l’urgence n’a rien de littéraire, relève du cynisme.