La faiblesse prend place dans le collectif. En dernier ressort, dans la misère. La force condamne à la force. A la solitude. Elle prend le risque du faux, donc du vrai quand la faiblesse ne prend pas de risque. Et s’éloigne de la vie. Elle choisit l’existence contre la vie. Elle choisit la survie. Notre société est toute entière faiblesse et survie. Et cette faiblesse, choisie, entretenue dans un déni constant du réel, ne mérite aucune pitié. Elle en mérite d’autant moins qu’elle détruit, pour ne pas s’apercevoir, tout ce qui lui est contraire: et d’abord les porteurs de vie.
Mois : avril 2015
Compromis
Les compromis sont nécessaires, du moins dans la jeunesse puisqu’il faut se faire une place au soleil. Après quoi l’on peut commencer de dériver dans son ombre. La limite étant fatale. Qui est la mort. C’est-à-dire la lumière pure, la pure disparition. Ainsi, n’hésitons pas à briser les amitiés si elles sont au prix de compromis.
Vaneigem
“Les moralistes des XVIè et XVIIè, écrit Vaneigem, règnent sur une resserre de banalité, mais tant est vif leur soin de le dissimuler qu’ils élèvent alentour un véritable palais de stuc et de spéculation. Un palais idéal abrite et emprisonne l’expérience vécue. De là une force de conviction et de sincérité que le ton sublime et la fiction de “l’homme universel” raniment, mais d’un perpétuel souffle d’angoisse. L’analyste s’efforce d’échapper par la profondeur essentielle à la sclérose graduelle de l’existence; et plus il s’abstrait de lui-même en s’exprimant selon l’imagination dominante de son siècle (le mirage féodal où s’unissent indissolublement Dieu, le pouvoir royal et le monde), plus sa lucidité photographie la face cachée de la vie, plus elle “invente” la quotidienneté.
Joubert, Sainte-Beuve, la Rochefoucauld régnant sur une resserre de banalités? En architectes baroques? Ni l’un ni l’autre. La dialectique l’emporte ici sur la raison. Et le jargon du potache sur la réflexion. Puis vient cette phrase épatante, “Un palais idéal abrite et emprisonne l’expérience vécue”, mais toute universelle et qui semble avoir été glissée arbitrairement à cet endroit du texte. Ensuite, le moraliste échapperait par la profondeur essentielle à la banalité de l’existence, soit; mais en quoi cette profondeur essentielle recoupe-t-elle des valeurs séculaires, sociologiques, matérielles? Quant à inventer le quotidien à partir des analyses des moralistes, je doute qu’on ne trouve jamais un exemple pour étayer cette hypothèse. De sorte que l’esprit ludique et le brio littéraire l’emportent ici sur le sens transformant ce passage du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, comme bien d’autres passages du texte, en instrument de cette idéologie de la critique absolue que les situationnistes mettent en place pour contrer le spectacle; spectacle qui recourt régulièrement aux mêmes procédés, quoique pour des raisons autres.
Torts
Dans une message bref mais enthousiaste, je fais l’éloge du travail réalisé par cet ami. Dans l’heure, j’ai sa réponse: il me remercie. Y revenant quelques jours plus tard, je donne le détail de mes impressions. Pareillement élogieuses mais mêlées cette-fois de critiques. Plus de réponse. J’attends. Rien. Or, hier Monfrère me dit, à propos d’une autre affaire qui tous les deux nous concerne: les gens ne supportent plus la critique. Ce qui m’amène a reconsidérer le silence que j’évoquais et qui me laisse pantois. Celui qui ne peut faire face à la critique serait-il celui qui craint d’avoir tort en tout?
Disparition 2
Je me représente Fribourg, son centre, ses rues, lis les numéros de portes aux façades, repère les devantures de magasins. Je recommence. Survole le quartier de l’Alt, puis la rue de Romont. Impossible de dénicher une librairie. Auraient-elles toutes fermé? C’est inconcevable! J’essaie de me souvenir. La semaine dernière, pourtant… oui, il y en avait encore une là. Je survole la rue des Alpes où s’ouvrait en sous-sol une grande bibliothèque d’occasion. Rien. Aucune porte. Alors apparaît cette horrible vérité: je ne pourrai jamais acquérir ces volumes blancs que je vois aligné sur une étagère, lire les auteurs qui les ont écrits, découvrir ce qu’ils nous disaient.
Disparition 1
Les invités sont arrivés, leur figure se détache à travers la baie vitrée, mais je ne puis les rejoindre sans chausser mes bottes et j’ai beau trier des tas de chaussures, je ne les trouve pas. J’ouvre des armoires, brasse des fonds de coffre, regarde sous les lits, pas de bottes. J’essaie de me souvenir. Alors apparait cette horrible vérité: il n’y a plus de bottes dans le monde.
Bungalow
Dernier entraînement, sur la plage de Punta Sabbioni, cet après-midi. Nous formons ensuite une ligne face aux quatre entraineurs dont trois ceintures noires de karaté. Le silence obtenu, ceux-ci se tournent pour un “salut à la mer”, rituel qui entretient peut-être un rapport solennel avec l’art martial mais aucun avec la boxe et nous donne un air de secte. Puis chacun se disperse, se douche, s’habille enfin en civil pour réapparaître un peu plus tard au restaurant du camping, vaste salle de cent tables, dont une partie est ce soir réservée pour le club. La nourriture étant ce qu’elle est, je m’intéresse à la boisson et commande des canettes d’un litre. La soirée bat son plein lorsque le téléphone sonne. Une des boxeuses m’annonce qu’Aplo a été arrêté par la police et donne les noms d’autres gamins afin que j’avertisse leurs mères.
Nous sommes dans un bâtiment qui occupe une partie réservée du camping. Le directeur des installations me morigène en Italien. Je lui oppose que je ne comprends pas un traître mot de cette langue. Il hésite. Cherchant mon avantage, je propose l’espagnol. Il ne le parle pas. L’anglais? Il marmonne une phrase. Parfait. Je choisis donc l’anglais. Il débute une explication. Assis à l’écart, le visage fermé, Aplo. Les mains sur les hanches, l’organisateur du camp, un Suisse-allemand karatéka. Devant la porte, des agents de sécurité. Les gamins ont volé un véhicule électrique, une sorte de jeep de tôle décapotée. Repérés, ils se sont engagés dans une course-poursuite. Perdant toute maîtrise, ils ont enfoncé un bungalow. Enfin, ils se sont réfugiés dans une maisonnette que les gardiens ont cerné, et les voici. Il désigne Aplo.
- Et les autres?
- Leurs mères sont allés les chercher.
Rompus aux exercices dialectiques, je reprends le récit du directeur point par point, influencé par les trois Maigret que je viens de lire, me fais amener sur place à bord d’un des véhicules électriques, prend note des distances et photographie les dégâts. Au retour, même scène: le directeur, le karatéka, les agents, mais cette fois, dans les sièges disposées contre le mur, les autre enfants, et debout, bras croisés sur la poitrine, leurs mères. Le directeur s’excuse, me prend à part. Il me fait rentrer dans un bureau. Est-ce que je me rends compte de la gravité de la situation? Non… Mais j’évite le sourire et hoche gravement la tête. Il demande ce que je compte faire. Et précise: c’est d’éducation dont il est ici question. Propension toute général de notre époque sans valeurs, à confondre infraction à la loi et morale. Cependant, l’homme est sympathique. Et sur les faits, il a raison. J’admets ses griefs. Soulagé, il rouvre la porte, nous revenons dans la pièce commune. Le temps de communiquer les adresses en Suisse et de s’engager à faire intervenir les assurances respectives, chacun se sépare, les enfants sont envoyés au lit.
Or, je trouve, un peu plus tard, devant mon bungalow, en discussion avec les deux mères, le karatéka. Assis sur la terrasse, une bière à la main, je les observe. Puis intrigué, les rejoins. Féru de morale, ou de ce qu’il nomme ainsi, celui-ci tient un discours dont je vais bientôt faire les frais. Mon attitude, fait-il valoir, était agressive, donc incompréhensible. Il avait promis que le camp se déroulerait sans heurts, ce d’autant plus, dit-il, que le camping ne “voulait pas recevoir d’adolescents”. Ainsi, conclut-il, que j’aie mis en doute l’explication du directeur, relevé des preuves, lui paraît aberrant, pire, vexatoire. Enfin, dit-il, si vous ne payez pas, je paierai de ma poche!
Camp
Ambiance amusante, enfantine, cabotine même, à laquelle je prends plaisir sans trop participer excepté pour les parties physiquement les plus exigeantes, course, lutte, pompe ou match de boxe debout dans la mer. Reste que la motivation des participants — ils sont de tout âge puisque, si je suis l’aîné, l’un des karatékas n’a pas neuf ans — est étonnante. Exténué, chacun en redemande.