Mois : janvier 2015

Grippe

Huitième jour de fièvre. Heureuse­ment, mon tra­vail ne requiert pas que je sorte, et pour­tant, même pass­er des écri­t­ures, organ­is­er des tournées d’af­fichage, don­ner des coups de fil, me fatigue. Cela a com­mencé lun­di dernier. C’é­tait le jour de la reprise des entraîne­ments de Krav Maga. Les exer­ci­ces m’ont paru plus fati­gants qu’à l’or­di­naire et plus grande la con­cen­tra­tion exigée. De retour dans l’ap­parte­ment du Guintzet, j’erre de pièce en pièce hors de souf­fle, pous­sant des soupirs que Gala com­mente de cette phrase riutuelle:
- Je t’ai dit que tu en fai­sais trop!
Me voici donc ras­suré: j’é­tais déjà malade. La ques­tion étant: com­bi­en de temps cette grippe va-t-elle dur­er. Voilà une semaine que je lis des Simenon, avale des sirops et de l’aspirine. Inutile de dire, je pas encore pu entamer mes lec­tures de philosophie.

Jean-Michel

Dans cette école française tenue par des juifs de la bour­geoisie séfa­rade de Madrid, Jean-Michel déton­nait: il était hir­sute et débon­naire. Le matin, c’est à peine si l’on entrevoy­ait son vis­age à tra­vers les cheveux. Il mar­chait voûté et avait les bras trop longs. Le sen­ti­ment de mol­lesse était accen­tué par les chemis­es qu’il por­tait, de chemis­es de grand-père usées et sans col qui lui venaient aux genoux. Il avait par ailleurs un bagou qui sur­pas­sait non seule­ment le tal­ent pau­vres des cama­rades espag­nols (qui par­laient l’hébreu ou le castil­lan à la mai­son) mais encore celui des pro­fesseurs, dont la plu­part étaient des expa­triés ou des gauchistes enseignant au titre du ser­vice civ­il. Son bagou déplai­sait et comme il y ajoutait un humour salace et des pointes d’ar­ro­gance, il était con­vo­qué chez le directeur et ren­voyé à la mai­son, ce qui, à la sur­prise générale, ne lui fai­sait aucun effet — pour cause: je devais décou­vrir, dans le cours de l’an­née, alors que j’al­lais une jour chez lui dans la ban­lieue de Majada­hon­da, qu’il vivait dans un apparte­ment sens dessus-dessous, qu’au­cun adulte ne sem­blait fréquenter.
Je me sou­viens de la réponse qu’il avait faite à la pro­fesseur de français qui exigeait la remise d’un exposé, réponse jugée inepte mais peut-être nulle­ment inven­tée:
- Le chat l’a mis en pièces et l’a dévoré!
J’habitais dans le quarti­er riche d’Ar­ava­ca une mai­son avec jardin et piscine. Un jour jean-Michel  sonne à ma porte. Fait inhab­ituel car les élèves de notre école, le cours Molière, vivaient aux qua­tre coins de Madrid; ils étaient ramassés en mat­inée par un bus et ramenés à domi­cile par le même bus. Ain­si Jean-Michel habitait  à vingt kilo­mètres. Je ne veux pas dire que nous n’avions pas l’habi­tude, dès l’âge de douze ans, de nous déplac­er seuls à tra­vers Madrid, en bus, à métro ou à pied, mais qu’il ne serait venu l’idée à aucun d’en­tre nous de se présen­ter spon­tané­ment chez un cama­rade sans avoir pris la peine de s’as­sur­er aupar­a­vant par télé­phone de sa présence. Or, Jean-Michel se tenait là, l’air défait, récla­mant un lit.
J’é­tais effrayé.
- Mais enfin, qu’est-ce que tu as?
- T’as pas un lit, il faut que je me couche.
- Pourquoi? Pourquoi faut-il que tu te couch­es?
- J’ai avalé vingt Optal­i­dons, et je sens que ça monte.
Je l’ai fait entr­er dans ma cham­bre, puis l’ai recon­duit dans la rue, prévoy­ant la suite; en en effet, après avoir abon­dam­ment vomi, il se couchait en tra­vers du trot­toir.
A la fin de l’an­née 1975, mes par­ents ont démé­nagé en Suisse et je suis entré au col­lège Saint-Michel de Fri­bourg. A l’été 1977, je suis retourné à Arava­ca. Un soir, je me suis inquiété de savoir ce qu’é­tait devenu Jean-Michel. Plusieurs per­son­nes me dirent qu’il avait dis­paru.
-Il est retourné en Bel­gique?
- Je ne crois pas.
- Il ne va plus à l’é­cole?
Après tout, bien qu’il fut notre aîné, il avait à peine quinze ans.
- Longtemps qu’il n’y va plus…
Un soir que se don­nait une fête foraine sur un ter­rain vague à l’en­trée du vil­lage de Pozue­lo, l’un de mes cama­rades m’aver­tit qu’il y serait.
Nous avons dépassé la pistes des auto-tam­pon­neuse, longé les cabanes de casse-pipe et nous sommes sor­tis du cer­cle de lumière. Jean-Michel se tenait là, au pied d’un arbre, dans la pénom­bre. Il était assis dans la pous­sière. Devant lui, sur un car­ton retourné, il avait dis­posé une bouteille d’ab­sinthe et un verre. Il vendait de l’al­cool au godet. Je l’ai salué.
- Tiens, tu es là, toi?
C’est à peine s’il s’é­tait aperçu que j’avais été absent pen­dant deux ans. Il y eut un silence, puis, tout ce qu’il a trou­va à dire, fut:
- Tu en veux?

Guerre

Lorsque l’on pense “guerre”, c’est qu’il est déjà trop tard pour l’éviter.

Santé

Nous prenons place au restau­rant entre deux cou­ples habil­lés. Les tables sont car­rées, proches, scin­til­lantes. Le repas n’est pas encore servi, chaque table a con­sulté le menu, qui est com­mun, bien­tôt le vin est servi et après avoir levé les ver­res entre cou­ples, nous adres­sons un salut dis­cret aux voisins. Comme nous sommes en Alle­magne, il faut dire:
- Gesund­heit!
A quoi Gala, dans un Alle­mand bricolé, répond en qua­tre phras­es, que la san­té c’est très bien mais que par­fois, tomber malade per­met aus­si de se con­sacr­er à soi-même, qu’il y a donc des avan­tages à tomber malade.
Plus tard dans la soirée, le mari de la dame à qui s’adres­sait cette remar­que sur­prenante, un type au cou de bœuf qui doit peser dans les 150kg, me fait en français:
- Et toi, tu as quel âge?
- 49.
Et moi, sur le même ton.
- Toi?
- 85.

Mystère du banal

Dans son Jour­nal lit­téraire de l’an­née 1905, donc après la sor­tie du roman Le petit ami, Paul Léau­taud par­le comme d’habi­tude, sur ce ton à la fois éton­né et sincère, de son tra­vail d’as­sis­tant notar­i­al, des écrivains qui gravi­tent autour du Mer­cure et de ses femmes, mais il y ajoute, avec une fran­chise renou­velée, les pro­pos des cri­tiques, intel­lectuels et con­frères, con­cur­rents mag­nanimes, besogneux ou jaloux qui, désor­mais con­scients de la stature d’écrivain qu’il acquiert dans le milieu des let­tres (il vient de man­quer le Goncourt pour In Memo­ri­am), se pronon­cent sur son tra­vail. Que le ton sans aucun apprêt qu’il utilise ait pu cho­quer (que l’on songe pour le con­traste à Hen­ry de Rég­nier ou au style sym­bol­iste de l’échange épis­to­laire des années 1890 entre Gide et Valéry) est com­préhen­si­ble et tout à l’hon­neur de Léau­taud. Il n’en demeure pas moins que l’in­térêt de ces anno­ta­tions pour un lecteur qui ne se veut pas his­to­rien de la lit­téra­ture, ou éventuelle­ment his­to­rien des mœurs, est pau­vre. Je com­prends que l’on cherche dans la banal­ité d’autrui, le mys­tère de sa pro­pre banal­ité. Quant à le com­pren­dre, c’est le con­traire qui est vrai: le sen­ti­ment de mys­tère s’en trou­ve ren­for­cé. Quand je lis avec ravisse­ment, en date du Same­di 9 décem­bre par exem­ple: “Morisse me dit que Descav­es est venu, pour rap­porter à Rachilde le livre de Far­rère, qu’il ne con­nais­sait pas et qu’elle lui avait prêté”, qu’ais-je fait, sinon ren­forcer ce mys­tère de la banal­ité qui m’en­gage à lire de telles notes? Le Jour­nal de Jules Renard, même s’il est plus posé, plus con­scient, est d’une autre audace. Il grince et fait rire. Il est malveil­lant. Au point que l’on se demande com­ment son auteur osait encore paraître en pub­lic. Mais il est vrai qu’il sem­ble écrit avec un regard sur la postérité. De ce fait, il appa­raît moins sincère. Est-ce à dire que la sincérité que nous impu­tons à Léau­taud, et que je crois réelle, est comme une promesse d’aboutir au déchiffre­ment de ce mys­tère qui fonde le banal?

Opinion 3

Cette affir­ma­tion, qui est une âner­ie, je l’ai enten­due dire à un intel­lectuel sur une radio d’E­tat. Soit sa réflex­ion est fondée sur cette affir­ma­tion et nous sommes dans une sit­u­a­tion d’al­ié­na­tion, au sens marx­iste; soit il est le porte-faix d’une idéolo­gie, dans quel cas il dupe l’an­i­ma­teur et les audi­teurs sur son statut d’intellectuel — il est un mil­i­tant; soit enfin, il s’exprime de bonne foi, et le statut qui lui est recon­nu est usurpé.
Je penche pour la troisième hypothèse, ce qui amène a se deman­der laque­lle des deux autres expli­ca­tions s’ap­plique à ceux qui les pre­miers énon­cent (je préfère dire “fab­riquent”, car je crois qu’il en va de ce type d’opin­ion comme des marchan­dis­es: il y a un com­man­di­taire qui exprime ses attentes quant au pro­duit et un fab­ri­cant, intel­lectuel de lab­o­ra­toire, qui exé­cute la com­mande) de telles opinions. 

Axe 3

Cette ren­con­tre rêvée avec une femme silen­cieuse, de mes amies, se déroulait dans le quarti­er de Plain­palais, à l’an­gle du Rond-Point, juste après le café du même nom, là où se sont tenus suc­ces­sive­ment depuis 1986, l’an­née où j’ai com­mencé de fréquenter les cours à l’U­ni­ver­sité des Bas­tions, un bar de clochards, un squat (la Mai­son brûle), un Piz­za Hut et aujour­d’hui, les vit­rines d’ex­po­si­tion d’une agence immo­bil­ière, laque­lle a fait mur­er les entrées et se sert du bâti­ment comme sup­port pub­lic­i­taire. L’en­droit est bien choisi, car il donne sur la plaine où se tient le marché au Puces et pen­dant dix ans au moins, tan­dis que j’habitais dans des squats de la rive gauche, c’est devant lui que je me suis tenu, arrêté par le feu, dans l’at­tente de tra­vers­er vers les stands pour aller acheter mes livres, la têtes encore embrumée. Les jours les plus promet­teurs, la plaine appa­rais­sait en effet, sous le soleil du matin, comme une véri­ta­ble promesse dès lors qu’elle était asso­ciée dans mon esprit à la décou­verte, à tra­vers les livres d’oc­ca­sion offerts par les marchands, de la pen­sée des autres. Assis sur la ter­rasse, avec le café que venait de m’of­frir cette amie, c’est exacte­ment ce que je fai­sais: spéculer sur ce que la vie avait à offrir. 

Opinion 2

De plus, observe Frère: le mul­ti­cul­tur­al­isme, ça n’ex­iste pas. Du point de vue his­torique, il a rai­son. Il s’ag­it au mieux d’un pro­jet idéologique (“non-théorisé”, faudrait-il ajouter)

Axe 2

Entouré de bâti­ments d’é­cole comme je le suis depuis que j’habite le Guintzet j’ai tout loisir d’ob­serv­er les cou­ples qui se for­ment à la sor­tie des class­es. Ce qui m’é­tonne le plus, c’est la patience dont font preuve les filles. Soient qu’elles sta­tion­nent en face du garçon et l’é­coutent les yeux grands ouverts, en état de sidéra­tion, où le suiv­ent alors qu’il par­le, avec un demi-pas de retard, la tête tournée de trois-quart. Elles ont la beauté, ils ont la parole. Je ne peux m’empêcher de spéculer sur ce qu’elles doivent enten­dre, d’où mon éton­nement devant leur patience. L’an dernier B. m’a dit ce proverbe de cam­pagne: ce n’est pas parce que le cochon est beau qu’il obtient mais parce qu’il insiste.

Opinion

Nulle opin­ion n’est plus dan­gereuse pour la démoc­ra­tie que celle-ci: être con­tre le mul­ti­cul­tur­al­isme c’est être con­tre la démocratie.