Dans son Journal littéraire de l’année 1905, donc après la sortie du roman Le petit ami, Paul Léautaud parle comme d’habitude, sur ce ton à la fois étonné et sincère, de son travail d’assistant notarial, des écrivains qui gravitent autour du Mercure et de ses femmes, mais il y ajoute, avec une franchise renouvelée, les propos des critiques, intellectuels et confrères, concurrents magnanimes, besogneux ou jaloux qui, désormais conscients de la stature d’écrivain qu’il acquiert dans le milieu des lettres (il vient de manquer le Goncourt pour In Memoriam), se prononcent sur son travail. Que le ton sans aucun apprêt qu’il utilise ait pu choquer (que l’on songe pour le contraste à Henry de Régnier ou au style symboliste de l’échange épistolaire des années 1890 entre Gide et Valéry) est compréhensible et tout à l’honneur de Léautaud. Il n’en demeure pas moins que l’intérêt de ces annotations pour un lecteur qui ne se veut pas historien de la littérature, ou éventuellement historien des mœurs, est pauvre. Je comprends que l’on cherche dans la banalité d’autrui, le mystère de sa propre banalité. Quant à le comprendre, c’est le contraire qui est vrai: le sentiment de mystère s’en trouve renforcé. Quand je lis avec ravissement, en date du Samedi 9 décembre par exemple: “Morisse me dit que Descaves est venu, pour rapporter à Rachilde le livre de Farrère, qu’il ne connaissait pas et qu’elle lui avait prêté”, qu’ais-je fait, sinon renforcer ce mystère de la banalité qui m’engage à lire de telles notes? Le Journal de Jules Renard, même s’il est plus posé, plus conscient, est d’une autre audace. Il grince et fait rire. Il est malveillant. Au point que l’on se demande comment son auteur osait encore paraître en public. Mais il est vrai qu’il semble écrit avec un regard sur la postérité. De ce fait, il apparaît moins sincère. Est-ce à dire que la sincérité que nous imputons à Léautaud, et que je crois réelle, est comme une promesse d’aboutir au déchiffrement de ce mystère qui fonde le banal?