Me voici donc à côté d’une femme. Une amie que je croise pour une fois seule, sans son homme. Elle tient à ma disposition des cigarettes. Il fait grand soleil. Elle me commande un café, le paie et m’écoute. Elle ne peut me faire plus grand cadeau. Non que je veuille à tout prix parler, mais je veux réfléchir. Or, sans son écoute, je ne pourrais réfléchir avec le même optimisme et dans le même état de confiance. Cette femme est comme une mère: elle écoute. Lorsque je m’interromps pour soupeser un propos ou noter la réaction qu’elle oppose à mes paroles, elle hoche discrètement la tête pour m’encourager à continuer. Je pousse ma réflexion, qui consiste, si je vois bien, à considérer la ville qui se déploie devant la terrasse où nous sommes assis elle et moi, afin d’établir la nature de notre rapport avec cette ville et ce qu’il faudra faire pour vivre pleinement notre vie. J’élabore ma pensée, qui, en fin de compte, donnera ceci, dans ces termes, agencés de cette manière académique pendant le sommeil (je ne me souviens d’ailleurs pas avoir jamais utilisé le mot “ancillaire” auparavant): “la femme a une vocation ancillaire, elle tient le foyer, elle est l’axe du monde. Lorsque son regard s’intéresse au monde plutôt qu’au foyer, elle déblatère. Est-ce que je dirais plutôt “babil”? Sans foyer, une femme ne sait qu’être grande. Oracle ou prophétesse. De telles femmes n’ont plus rapport aux hommes, mais aux dieux. Les vestiges de cette aptitude à la transcendance subsistent aujourd’hui dans la qualité de leur intuition. Les meilleurs des femmes peuvent encore trancher des problèmes complexes sans recours au raisonnement, signe qu’elle ont part au feu premier”.
Mois : janvier 2015
Promenade médiévale
Jour splendide. Une lumière vive et fraîche inonde le parc blanchi de neige. Des milliers de personnes, point noirs sur la lande, avancent à petits pas, évoquant un paysage d’hiver de Brueghel. Une eau d’encre coule dans le canal à bonne vitesse, ajoutant à l’effet de surréel. Je vais seul, Gala clouée au lit par l’abus de champagne. Sous la Chinesichen Turm, les tables sont occupées par des familles qui mangent des plats fumants, boivent des godets de Glückwein ou, pour les plus entêtés (dont je fais volontiers partie), des bocks d’un litre de bière. Plus loin, près du Monopteros, ce petit dôme à colonnade inspiré des peintres romantiques et construit sur une butte, les enfants se lugent. Le plus amusant est de voir les efforts qu’ils déploient pour remonter la pente, patinant sur le sol dur, luttant sans technique aucune pour atteindre le sommet. Et au bas de cette piste, les adultes stationnent, riant avec entrain. Contre les arbres, on voit des bottes de paille, ce qui ajoute une touche médiévale à l’ambiance. Avant de plonger dans le passage souterrain qui amène à la Chancellerie et à la Hofgarten, j’aperçois une asiatique en jambes d’une beauté scandaleuse. En retrait des promeneurs, sur la pelouse, elle ramasse de la neige et la jette au-dessus de sa tête afin que son ami la photographie dans cette posture féérique. Puis, rejoignant l’église des Théatins, j’entends vociférer. La foule marche, lentement, sans soucis, ce qui ne m’aide pas à distinguer la provenance de cette voxs qui crie:
- Que l’humanité périsse!
Et, voyant, que la foule demeure indifférente:
- Que l’humanité toute entière périsse!
Là encore, n’obtenant aucune réaction, le femme — que je viens de repérer près d’une colonne de marbre — une femme sans âge, aux traits idiots, saisit son sachet de supermarché, s’en va, revient, ajuste son sachet de supermarché, hésite, finit, dirait-on, par convenir que cette humanité béate qui s’écoule entre les allées enneigées du parc ne répondra pas à la menace et alors, s’en va pour de bon, vers la bouche du métro. Enfin, dernière rencontre de la journée, sur un square, un homme balaie la neige d’un échiquier, tandis que son partenaire de jeu, assis sur la malle aux pièces, boit un café, l’air dubitatif.