Jean-Michel

Dans cette école française tenue par des juifs de la bour­geoisie séfa­rade de Madrid, Jean-Michel déton­nait: il était hir­sute et débon­naire. Le matin, c’est à peine si l’on entrevoy­ait son vis­age à tra­vers les cheveux. Il mar­chait voûté et avait les bras trop longs. Le sen­ti­ment de mol­lesse était accen­tué par les chemis­es qu’il por­tait, de chemis­es de grand-père usées et sans col qui lui venaient aux genoux. Il avait par ailleurs un bagou qui sur­pas­sait non seule­ment le tal­ent pau­vres des cama­rades espag­nols (qui par­laient l’hébreu ou le castil­lan à la mai­son) mais encore celui des pro­fesseurs, dont la plu­part étaient des expa­triés ou des gauchistes enseignant au titre du ser­vice civ­il. Son bagou déplai­sait et comme il y ajoutait un humour salace et des pointes d’ar­ro­gance, il était con­vo­qué chez le directeur et ren­voyé à la mai­son, ce qui, à la sur­prise générale, ne lui fai­sait aucun effet — pour cause: je devais décou­vrir, dans le cours de l’an­née, alors que j’al­lais une jour chez lui dans la ban­lieue de Majada­hon­da, qu’il vivait dans un apparte­ment sens dessus-dessous, qu’au­cun adulte ne sem­blait fréquenter.
Je me sou­viens de la réponse qu’il avait faite à la pro­fesseur de français qui exigeait la remise d’un exposé, réponse jugée inepte mais peut-être nulle­ment inven­tée:
- Le chat l’a mis en pièces et l’a dévoré!
J’habitais dans le quarti­er riche d’Ar­ava­ca une mai­son avec jardin et piscine. Un jour jean-Michel  sonne à ma porte. Fait inhab­ituel car les élèves de notre école, le cours Molière, vivaient aux qua­tre coins de Madrid; ils étaient ramassés en mat­inée par un bus et ramenés à domi­cile par le même bus. Ain­si Jean-Michel habitait  à vingt kilo­mètres. Je ne veux pas dire que nous n’avions pas l’habi­tude, dès l’âge de douze ans, de nous déplac­er seuls à tra­vers Madrid, en bus, à métro ou à pied, mais qu’il ne serait venu l’idée à aucun d’en­tre nous de se présen­ter spon­tané­ment chez un cama­rade sans avoir pris la peine de s’as­sur­er aupar­a­vant par télé­phone de sa présence. Or, Jean-Michel se tenait là, l’air défait, récla­mant un lit.
J’é­tais effrayé.
- Mais enfin, qu’est-ce que tu as?
- T’as pas un lit, il faut que je me couche.
- Pourquoi? Pourquoi faut-il que tu te couch­es?
- J’ai avalé vingt Optal­i­dons, et je sens que ça monte.
Je l’ai fait entr­er dans ma cham­bre, puis l’ai recon­duit dans la rue, prévoy­ant la suite; en en effet, après avoir abon­dam­ment vomi, il se couchait en tra­vers du trot­toir.
A la fin de l’an­née 1975, mes par­ents ont démé­nagé en Suisse et je suis entré au col­lège Saint-Michel de Fri­bourg. A l’été 1977, je suis retourné à Arava­ca. Un soir, je me suis inquiété de savoir ce qu’é­tait devenu Jean-Michel. Plusieurs per­son­nes me dirent qu’il avait dis­paru.
-Il est retourné en Bel­gique?
- Je ne crois pas.
- Il ne va plus à l’é­cole?
Après tout, bien qu’il fut notre aîné, il avait à peine quinze ans.
- Longtemps qu’il n’y va plus…
Un soir que se don­nait une fête foraine sur un ter­rain vague à l’en­trée du vil­lage de Pozue­lo, l’un de mes cama­rades m’aver­tit qu’il y serait.
Nous avons dépassé la pistes des auto-tam­pon­neuse, longé les cabanes de casse-pipe et nous sommes sor­tis du cer­cle de lumière. Jean-Michel se tenait là, au pied d’un arbre, dans la pénom­bre. Il était assis dans la pous­sière. Devant lui, sur un car­ton retourné, il avait dis­posé une bouteille d’ab­sinthe et un verre. Il vendait de l’al­cool au godet. Je l’ai salué.
- Tiens, tu es là, toi?
C’est à peine s’il s’é­tait aperçu que j’avais été absent pen­dant deux ans. Il y eut un silence, puis, tout ce qu’il a trou­va à dire, fut:
- Tu en veux?