Mois : janvier 2015

Union

Les deux grands par­tis de gou­verne­ment en France n’ont qu’un but: main­tenir leur per­son­nel au pou­voir. Sans moyens ni pro­gramme, ils usent, pour con­va­in­cre l’élec­torat, de l’ap­pareil de pro­pa­gande médi­a­tique qu’ils tien­nent sous leur coupe. L’al­ter­nance est don­née comme un gage de démoc­ra­tie. Ce mod­èle bipar­tite de type anglo-sax­on per­met ain­si la con­fis­ca­tion du pou­voir par une tech­nocratie. Il induit un rap­port dis­symétrique entre l’E­tat et ses admin­istrés. En cas de con­tes­ta­tion du pou­voir (affaires récentes de ter­ror­isme par exem­ple), les par­tis de gou­verne­ment appel­lent à l’u­nion du peu­ple, s’af­fichant comme les représen­tants des valeurs fon­da­men­tales de la nation. Or, cette union à laque­lle ils font appel afin de sauve­g­arder leurs prérog­a­tives de par­tis, n’ex­iste pas. Le peu­ple est divisé parce que la tech­nocratie, opposée à toute idée de nation, en a fait, au nom d’un régime de pro­duc­tion, une masse informe. L’u­nion est donc un appel au peu­ple a soutenir le gou­verne­ment qui, aus­sitôt passé le moment de crise, con­tin­uera de le divis­er (œcuménisme, assis­tance , antiracisme, égal­i­tarisme, juridisme). Comme toute stratégie nihiliste, celle-ci s’achèvera soit par l’ef­fon­drement du mod­èle de gou­verne­ment soit par la sor­tie revendiquée de la démoc­ra­tie suiv­ie de l’in­stau­ra­tion d’un régime répres­sif. En atten­dant, les instances de la répres­sion se met­tent en place pour lut­ter con­tre un risque de désunion du peuple.

Intérieurs

Alors que je regarde le film d’Ot­to Pre­minger, Bun­ny Lake is miss­ing, je suis frap­pé par la médi­ocrité de nos intérieurs. Frap­pé, n’est pas assez dire: un sen­ti­ment de vio­lence et de perte me sec­oue au point de ne plus pou­voir suiv­re l’ac­tion des per­son­nages pen­dant plusieurs sec­on­des. Ces bois­eries, ces feux de chem­inée et ces pla­fonds à cais­son, le cuiv­re des ram­pes d’escalier et les tapis de laine don­nent aux intérieurs lon­doniens des années 1960 que nous mon­tre Pre­minger un car­ac­tère pro­tecteur, vivant et qua­si-spir­ituel qui con­traste avec la médi­ocrité de nos intérieurs con­tem­po­rains tout en absciss­es et ordon­nées et com­posés de matéri­aux indus­triels aux couleur ternes, nauséeuses, clin­iques. Ce n’est pas tant le plaisir du con­fort que j’ai en vue que les dom­mages que provoque (ou d’ailleurs, trahit) cet appau­vrisse­ment du décor quo­ti­di­en de nos vies. Par hasard, le lende­main, je lis les Min­i­ma Moralia d’Adorno (1944), où je trou­ve ceci: “Le temps des maisons est passé. Les destruc­tions infligées aux villes européennes, exacte­ment comme les camps de tra­vail et les camps de con­cen­tra­tion, ne font qu’exé­cuter ce que l’évo­lu­tion imma­nente de la tech­nique a décidé depuis longtemps quant à l’avenir des maisons. Ces dernières n’ont plus qu’à être jetées comme des boîtes de con­serve. La pos­si­bil­ité d’habiter est anéantie par celle de la société social­iste []” Suit un développe­ment naturel sur l’im­pos­si­ble con­di­tion de pro­prié­taire sous le régime de la pro­duc­tion, expéri­ence que j’ai faite à mon détri­ment avec l’achat de Lhôpi­tal en France voi­sine: vous n’a­chetez pas une mai­son, vous achetez des dettes, vous n’étab­lis­sez pas de rela­tion d’empathie avec un lieu, vous êtes noyés sous les con­traintes admin­is­tra­tives et, pire que tout, vous êtes local­isé par le fonc­tion­nar­i­at d’E­tat et donc corvéable à mer­ci. Mais là n’est pas mon pro­pos: je par­lais des intérieurs, de la perte de sub­stance qu’à entraîné la ratio­nal­i­sa­tion entre­prise par les archi­tectes pour le compte des indus­triels. Signe que je ressens cette évo­lu­tion comme une perte essen­tielle, voilà que la nuit dernière, je fais un rêve heureux. J’en­tre dans une petite mai­son de bois et de torchis (une réminis­cence de Gim­brède), tra­verse des pièces rus­tiques mais chaleureuses, puis m’aven­tu­rant, décou­vre de pièce en pièce, des lieux spendides, bâtis avec goût et intel­li­gence dont se dégage une beauté com­mu­nica­tive et je vois con­crétisés tous les pro­jets d’amé­nage­ment que j’ai fait au cours des années, baig­noires et toi­lettes de forme ovoïde, sur­face car­relées étince­lantes, cloi­sons à claire-voie en sapin clair, solives robustes badi­geon­nées au brou de noix. Ravi, vivant inten­sé­ment cette décou­verte, je me tourne vers ma mère:
- Et dire que j’ai fail­li ven­dre cette mai­son!
- C’est bien ce que tu as fait, me répond-t-elle désolée. 

Skull riders

Ces jours je porte une Bomber noire au sigle des Skull rid­ers, un club de motards berli­nois. A hau­teur de poitrine, un crâne se détache sur la croix de fer alle­mande. Les gens sont tout de suite moins agréables quand vous portez une telle veste. Ils se fer­ment ou, quand ils sont à votre ser­vice, dans les restau­rants, dans les com­merces, souri­ent jaune. Avan­tage para­dox­al: pour peu que vous déjouiez leur préven­tion en par­lant haut, fort et bien, ayant con­staté que vous êtes nor­mal, ils se mon­trent beau­coup plus cau­sants et même sym­pa­thiques. A quoi tien­nent les rap­ports! Mais le plus drôle est encore l’his­toire de cette veste, de ces vestes plutôt, car la bou­tique de sec­onde main dans le quarti­er de Pankow où je l’ai trou­vée en alig­nait une dizaine. Il s’ag­it d’une veste d’ap­par­te­nance. Elle sym­bol­ise l’in­té­gra­tion dans le groupe d’un pré­ten­dant au terme d’un rite ini­ti­a­tique lequel, dans les clubs de motards, con­siste essen­tielle­ment à réalis­er des fig­ures à moto, boire comme un trou, lever une fille, frap­per ou être frap­pé. Tou­jours est-il que la mise sur le marché de cet ensem­ble de vestes n’a été pos­si­ble qu’une fois dis­sout le chapitre dont elles étaient l’emblème.

Librairie

Librairie Pay­ot de Fri­bourg. L’ac­cès est de plain-pied, au niveau de la rue de Romont. On emprunte alors un couloir et passe devant un comp­toir placé latérale­ment. Une vendeuse salue et sourit. Elle indique l’escalier qui amène au-sous-sol, là où les livres sont mon­tés sur étagères. A côté des caiss­es, une présen­toir pyra­mi­dal mon­tre les dernières nou­veautés. Le Houelle­becq paru il y a cinq jours porte un ban­deau “-10%”, les autres livres sont affublés des ban­deaux rouges qui répè­tent le nom de l’au­teur en let­tres grass­es. Un libraire vient à ma ren­con­tre. J’énonce deux titres. Il les véri­fie sur l’or­di­na­teur.
- Les deux livres exis­tent en for­mat poche, mais il faut compter 4 à 5 semaines pour un com­mande de ce type.
J’an­nonce que je me réserve le droit d’an­nuler la com­mande au cas où je trou­verai les vol­umes d’oc­ca­sion. Le libraire hoche la tête et retourne à ses étagères. Pen­dant toute la durée de notre échange, un chant d’oiseau élec­tron­ique a réson­né dans les hauts-par­leurs. Je flâne un instant curieux de savoir s’il va s’in­ter­rompre. Mais non,  l’oiseau sem­ble pro­gram­mé pour chanter tout le jour. Lorsque je retrou­ve le couloir et passe devant l’ac­cueil — c’est ain­si que l’on nomme désor­mais le per­son­nel respon­s­able de tri­er la clien­tèle — la pré­posée explique à une lec­trice:
- Êtes-vous intéressée par les crèmes de jou­vence?
- Des crèmes…
- Parce que nous avons toute une gamme de pro­duits naturels, si vous voulez jetez un œil…
- Et vous dites que je béné­ficierai d’un rabais si j’achète le livre?
- Non… c’est indépen­dant.
De retour rue de Romont, je me demande com­ment je vais pou­voir utilis­er le bon reçu pour Noël.

Ecole 4

Au cour­ri­er, let­tre du préfet con­cer­nant le retrait sans per­mis­sion d’Ap­lo de l’é­cole valant ordon­nance pénale. Elle com­mence par ces mots: “Tout d’abord, j’ob­serve que cette ordon­nance pénale est défini­tive et exé­cu­toire dans la mesure où vous n’y avez pas for­mé oppo­si­tion…” Il est vrai: je me suis con­tenté de dire que jamais plus je ne répondrai aux deman­des ni à l’écrit ni à l’o­ral. En d’autres ter­mes, il n’y a qu’une façon de dire “non”, c’est de for­mer oppo­si­tion, c’est-à-dire d’en­tr­er en procé­dure. Dire “non” revient à dire “je joue avec vos règles”. Ce qui me con­firme que mon approche est la bonne: seule l’omer­ta peut désor­gan­is­er le dis­posi­tif en place. La suite du cour­ri­er le prou­ve: “je trans­mets directe­ment, dit le préfet au Ser­vice d’ap­pli­ca­tion des sanc­tions pénales et des pris­ons (SASPP)…”.

Matinée

Il neige depuis hier après-midi. Ce matin, seule la route est dégagée. Des branch­es alour­dies des arbres tombent des paque­ts de neige, les écol­iers qui emprun­tent l’al­lée pour rejoin­dre le col­lège de Gam­bach vont la tête basse et le capu­chon tiré jusqu’au nez. A Genève, Gala s’est réveil­lé de l’anesthésie générale. Elle annonce que l’opéra­tion est réussie et m’en­voie de la clin­ique des Grangettes la pho­togra­phie d’un cèdre enneigé. A l’heure où je me rase et me coiffe, les élèves du pri­maire défer­lent dans le préau et enga­gent des batailles de boules de neige. La petite cabane de bois qui donne à la hau­teur de la fenêtre de la salle de bains, habituelle­ment dis­putée, est aujour­d’hui délais­sée. Un des gamins s’ex­trait du groupe, se hisse dans la cabane. Il s’in­stalle au fond et y reste.

Neige

Il neige. Le concierge que je n’avais plus croisé depuis les fêtes vient répan­dre du sel. J’al­lais par­tir, je remonte l’escalier et lui apporte la bouteille de Ter­ram Hel­veti­cam que je lui réser­vais.
- Oh, un cadavre!
Nous échangeons quelques anec­dotes. Sous l’ef­fet du con­tente­ment, il sem­ble plus à l’aise qu’à l’habi­tude, bégaie moins, fait ses phras­es en deux ou trois fois.
- Les enfants ne vous gênent pas?
- Les enfants du préau, juste là? Pensez-donc! Ils sont très bien ces enfants!
- Mai les cris, ça ne vous dérange pas?
- J’aime bien les enten­dre crier. Non, ça ne me dérange pas!
Alors le concierge, pour­suiv­ant son idée:
- Parce que sinon, il faut leur jeter une bouteille dessus. Mais atten­tion, ne lais­sez pas vos empreintes sur le verre parce que les flics, ils vous retrou­vent, n’est-ce pas?

Déni

Ils ne nous par­don­neront pas d’avoir pen­sé et dit ce qu’ils ne penseront et diront que con­traints par la sit­u­a­tion que leur déni de la réal­ité aura provoquée.

Rousseau

-Aplo est gen­til, me dit mon père.
-Il l’a tou­jours été.
-Mais, après tout, moi aus­si j’é­tais gen­til.
-Oui.. avant que l’on nous rende méchant.
-Oui.

Souvenir d’un paysage qui n’existe pas

Par quel hasard ce paysage de mon­tagne avec ses chemins et une mémoire pré­cise de la ran­don­née que nous y avons effec­tuée peut-il m’ap­pa­raître tout à coup, en image, alors que je tiens les yeux fer­més depuis plus d’une heure, cher­chant le som­meil, et ceci, cou­plé au fait que je sais aus­sitôt, pour le recon­naître, qu’il s’ag­it d’un paysage qui n’ex­iste pas, que jamais je n’ai par­cou­ru et qui un jour m’é­tait déjà apparu en rêve ? D’ailleurs, je me sou­viens avoir alors ten­té de l’i­den­ti­fi­er en évo­quant un lieu de petite mon­tagne situé au-dessus du plateau de Vanchy, près de Bel­le­garde, que j’empruntais par­fois à pied pour gag­n­er la sta­tion de ski de Men­thières. Mais, bien enten­du, deman­der de quel type de hasard il s’ag­it, est insen­sé: il n’y a qu’un hasard et il résiste à toute enquête, d’où le sen­ti­ment récur­rent d’avoir affaire à une con­science au fonc­tion­nement énig­ma­tique que des forces qui défient la rai­son tien­nent sous son emprise.