Alors que je regarde le film d’Otto Preminger, Bunny Lake is missing, je suis frappé par la médiocrité de nos intérieurs. Frappé, n’est pas assez dire: un sentiment de violence et de perte me secoue au point de ne plus pouvoir suivre l’action des personnages pendant plusieurs secondes. Ces boiseries, ces feux de cheminée et ces plafonds à caisson, le cuivre des rampes d’escalier et les tapis de laine donnent aux intérieurs londoniens des années 1960 que nous montre Preminger un caractère protecteur, vivant et quasi-spirituel qui contraste avec la médiocrité de nos intérieurs contemporains tout en abscisses et ordonnées et composés de matériaux industriels aux couleur ternes, nauséeuses, cliniques. Ce n’est pas tant le plaisir du confort que j’ai en vue que les dommages que provoque (ou d’ailleurs, trahit) cet appauvrissement du décor quotidien de nos vies. Par hasard, le lendemain, je lis les Minima Moralia d’Adorno (1944), où je trouve ceci: “Le temps des maisons est passé. Les destructions infligées aux villes européennes, exactement comme les camps de travail et les camps de concentration, ne font qu’exécuter ce que l’évolution immanente de la technique a décidé depuis longtemps quant à l’avenir des maisons. Ces dernières n’ont plus qu’à être jetées comme des boîtes de conserve. La possibilité d’habiter est anéantie par celle de la société socialiste []” Suit un développement naturel sur l’impossible condition de propriétaire sous le régime de la production, expérience que j’ai faite à mon détriment avec l’achat de Lhôpital en France voisine: vous n’achetez pas une maison, vous achetez des dettes, vous n’établissez pas de relation d’empathie avec un lieu, vous êtes noyés sous les contraintes administratives et, pire que tout, vous êtes localisé par le fonctionnariat d’Etat et donc corvéable à merci. Mais là n’est pas mon propos: je parlais des intérieurs, de la perte de substance qu’à entraîné la rationalisation entreprise par les architectes pour le compte des industriels. Signe que je ressens cette évolution comme une perte essentielle, voilà que la nuit dernière, je fais un rêve heureux. J’entre dans une petite maison de bois et de torchis (une réminiscence de Gimbrède), traverse des pièces rustiques mais chaleureuses, puis m’aventurant, découvre de pièce en pièce, des lieux spendides, bâtis avec goût et intelligence dont se dégage une beauté communicative et je vois concrétisés tous les projets d’aménagement que j’ai fait au cours des années, baignoires et toilettes de forme ovoïde, surface carrelées étincelantes, cloisons à claire-voie en sapin clair, solives robustes badigeonnées au brou de noix. Ravi, vivant intensément cette découverte, je me tourne vers ma mère:
- Et dire que j’ai failli vendre cette maison!
- C’est bien ce que tu as fait, me répond-t-elle désolée.