Mois : décembre 2014

Cadeaux

Au cen­tre com­mer­cial, deux dames embal­lent de papi­er cadeau les achats des clients sor­tis de bou­tiques répar­ties sur trois étages. Ceux-ci déposent devant elles des objets de toute forme: tablettes, nappes, bou­gies, bijoux.
J’ai fait l’ex­er­ci­ce il y a vingt ans, à Ver­banne, dans un mag­a­sin de luxe. Une clien­tèle for­tunée achetait des objets coû­teux. L’emballage devient alors un méti­er d’art. Pra­ti­quer sans soin la pose du papi­er serait un signe de mépris. Les clients ont payé, le tiroir-caisse est ren­tré et ce ser­vice gra­tu­it qui clôt la trans­ac­tion, l’emballage, a valeur de sym­bole. Le client en a‑t-il pour son argent? Lui seul est juge. Seule­ment voilà, la pra­tique de l’emballage cadeau exige une tech­nique. Plus que cela, un tal­ent de spon­tanéité pro­pre­ment archi­tec­tur­al. Lorsque le client pousse sur le comp­toir une boîte de choco­lats, tout va bien. Lorsqu’il y ajoute un bri­quet et un sty­lo, que faire?
Je lève les yeux:
- Séparé?
Le client explique que le des­ti­nataire est le même.
Dès lors com­mence un compte à rebours. Il s’ag­it de trou­ver la meilleure con­fig­u­ra­tion avant même de pren­dre les objets en main car de celle-ci dépend la longueur du papi­er que l’on prélèvera sur le rouleau. Ensuite on dis­pose l’ob­jet le plus ras­sur­ant en par­tie basse. Ici, la boîte de choco­lats. A not­er que celle-ci doit être déposée à l’en­vers pour que le des­ti­nataire du cadeau puisse la décou­vrir à l’en­droit lorsqu’il déchir­era la papi­er. Et c’est là que le cauchemar com­mence: théorique­ment, il faudrait dis­pos­er sur le papi­er les deux objets plus petits l’un con­tre l’autre puis la boîte de choco­lats par-dessus. De plus, dans ce moment, le client qui jouit con­sciem­ment de sa puis­sance (il a payé et cha­cun de vos gestes lui est dû) ne quitte pas votre activ­ité du regard.
Fort de ces quelques sou­venirs, je prends donc mon tour dans la file qui mène à la table où tra­vail­lent les deux dames de l’emballage. L’homme qui me précède tient sous le bras un ours en peluche de grande taille, la cliente dont c’est le tour dépose sur la table une théière. Une puni­tion cette théière! Pour­tant les employées demeurent impas­si­ble. Elles sai­sis­sent ce qu’on leur apporte, et calme­ment, le font dis­paraître sous une couche de papi­er. Qu’elles aient résolu le prob­lème de l’emballage me paraît éton­nant. je cherche le secret. Il y en a un puisque, de fait, telles que je les vois, elles ne craig­nent rien, ne s’af­fo­lent pas, ne suent pas. Ajou­tons que leurs embal­lages sont par­faits.
Lorsqu’au bout de dix min­utes d’at­tente, je décide d’a­ban­don­ner mon tour, je com­prends: elles pren­nent leur temps. Chaque objet est con­sid­éré comme un défi et elles résol­vent les dif­fi­cultés avec méth­ode. Mais cette solu­tion ne m’au­rait été d’au­cune aide. Si elles peu­vent agir ain­si, c’est parce qu’elles ne relèvent d’au­cune bou­tique. Les client ont payé et se sont achem­inés. Ici, à cette table, ce qui leur est fourni est un ser­vice gra­tu­it: pro­test­er serait donc mal venu. 

Avent

Jours calmes et ensoleil­lés. Je lis, j’écris, je fais du sport. Depuis la fenêtre de mon bureau, je pho­togra­phie, sans jamais vari­er le cadre, la mai­son d’en face. A con­di­tion de ne pas se ren­dre dans les rues marchan­des (à cinq cent mètres en con­tre­bas), on peut se don­ner l’im­pres­sion de vivre dans une société saine.

Gala

Gala annonce qu’elle sera de retour à 17h30. J’at­tends de la voir descen­dre du train pour y croire. Voir sa femme deux fois en six mois et con­tin­uer de l’ap­pel­er sa femme tient de l’exploit..

Avion

Dans l’avion du retour, étrange fille assise de l’autre côté du couloir. Les yeux bleus pro­fonds, un minois de gamine, elle peu avoir vingt ou trente ans, peut-être plus. Le corps est sin­ueux et désir­able, les cheveux d’un blond scan­di­nave mais pouilleux. Elle les roule du bout des doigt des comme on voit faire dans les films d’asile. Avant la fer­me­ture des portes, l’hôtesse l’a faite se déplac­er et, dans un français impec­ca­ble, la fille a fait une remar­que naïve sur les numéros de siège. Main­tenant, elle lit un livre en anglais dont la cou­ver­ture est déchirée et les pages jau­nies. De plus, une par­tie des feuil­lets est imbibé d’en­cre bleue. Elle lit et, soudain sa main se crispe, elle la porte alors à sa bouche et mange ses doigts. Puis elle revient à ses cheveux qu’elle tri­t­ure. Elle porte un pan­talon bouf­fant de velours noir qui évoque celui des ramoneurs ramoneur. Plus tard, je vois que tous ses habits sont troués: écharpe, blouse, pull. Cepen­dant, comme sa voi­sine man­i­feste le désir de se ren­dre aux toi­lettes, elle se lève, souri­ante, cour­toise. Pen­dant ce temps, le pas­sager avec qui je partage la rangée de trois sièges (Mon­frère a renon­cé au dernier moment à quit­ter Mála­ga pour ren­tr­er en Suisse) lisse de façon mani­aque des bil­lets de banque. Peu après, il achète une paire de lunettes de soleil à cent cinquante francs.

Promenade

Dimanche après-midi, le marathon ter­miné, je mar­chais sur des quilles, boi­tant de la jambe gauche, pous­sant des gémisse­ments. Lun­di, comme d’habi­tude, nous avons mangé au Tin­tero II avec maman , à dix kilo­mètres de l’hô­tel et, si j’avais insisté pour que nous y allions en taxi, après six brocs de bière, n’y pen­sant plus, nous sommes ren­trés à pied.

Déni

Le déni de réal­ité qui, de nos jours, affecte en Occi­dent une par­tie gran­dis­sante des pop­u­la­tions,  peut aus­si s’énon­cer, et de manière com­bi­en plus frap­pante, au moyen de cette for­mule: la crainte d’être con­fron­té à l’hor­reur de la réalité.

Marathon de Málaga

Le départ du marathon de Mála­ga est don­né à 8h30, sur la prom­e­nade, face au port de plai­sance. Tem­péra­ture fraîche — quelques douze degrés — et un vent de face. Les dix pre­miers kilo­mètres nous mènent en direc­tion de Rincón de la Vic­to­ria. J’ai pris la pré­cau­tion de recharg­er les bat­ter­ies de ma mon­tre de sport deux jours avant de pren­dre l’avion, mais au moment de la bal­ancer dans la valise, le mécan­isme s’est déclenché et ce matin elle est à plat de sorte que je ne peux mesur­er la fréquence car­diaque, seule infor­ma­tion que j’u­tilise habituelle­ment pour tenir un rythme. J’adopte donc une autre méth­ode: je fixe un coureur, me place dans son sil­lage; je le dépasse s’il ralen­tit, j’en trou­ve un autre à suiv­re s’il accélère. Au terme de la pre­mière heure de course nous sommes de retour au cen­tre-ville et courons les dix kilo­mètres suiv­ants en direc­tion de Tor­re­moli­nos. Là, nous tournons autour du stade pour longer un moment la semi-autoroute de l’aéro­port et revenons au cen­tre. J’avale avec peine une barre de céréales (com­ment mâch­er sans s’é­touf­fer?) et dépasse le pan­neau des 25km. Ensuite, longue remon­tée sur une route qui mène aux mon­tagnes (celles-là mêmes dont l’as­cen­sion à vélo, après 1000 kilo­mètres de route, en rai­son d’un vent con­traire qui nous clouait sur place, avait été si pénible il y a trois ans), le dos à la mer. Cer­tains coureurs lâchent et pour­suiv­ent à la marche, d’autres traî­nent la pat­te quand d’autres dis­cu­tent et plaisan­tent, heureux et décon­trac­tés. Mon frère m’a mis en garde con­tre le “mur des 30 kilo­mètres”. Rien de tel. En revanche, les trois derniers kilo­mètres, au milieu des pas­sants qui font leurs emplettes de Noël, me font souf­frir. Côté souf­fle aucun prob­lème, mais les jambes! Je passe la ligne d’ar­rivée à 4h14 mn.

Veille de marathon

Retrou­vé Mon­frère à Mala­ga, same­di soir, à la veille du marathon. Nous accom­pa­gnons maman à son hôtel (elle préfère résider près des rues pas­santes) puis man­geons des pâtes dans notre restau­rant habituel. La nuit, je rêve que je me rends sur la ligne de départ en voiture, mais, ayant garé devant l’U­sine de Genève, trou­ve la car­rosserie défon­cée. Aux badauds qui veu­lent me con­va­in­cre de porter plainte, j’op­pose que, au vu de l’é­tat de délabre­ment général de la société, les voitures sont le dernier de mes soucis. Je prends place der­rière le volant, mais ne réus­sis pas à démar­rer. Je pars à la course afin de rejoin­dre la prom­e­nade sur la mer où a lieu le départ du marathon. Pour ce faire, il me faut emprunter un sen­tier de mon­tagne. Dans la descente, je me trou­ve face à une porte. Elle est gardée par des hommes. Je me bats. Mes coups de poing, coups de coude et coups de pieds sont tech­nique­ment irréprochables, mais je ne touche pas les adver­saires. Ils par­ent, recu­lent et repren­nent posi­tion. Ain­si le com­bat se pro­longe et il devient évi­dent que je vais man­quer le départ de la course. Peu importe, me dis-je, l’essen­tiel est de courir les 42 kilomètres.

Essai court

J’ac­cu­mule avec un plaisir con­stant des notes pour ce texte théorique, pour l’in­stant dépourvu de titre, que j’ap­pelle par défaut Essai court (par oppo­si­tion à celui que je pré­pare depuis des années et qui a enfin pris forme l’an dernier autour de la ques­tion de la cri­tique du posthu­man­isme) dont j’en­vis­age de la rédac­tion après Noël. Or, les notions prin­ci­pales, toutes de l’or­dre de l’ex­pli­ca­tion des con­di­tions de vie à l’âge du cap­i­tal­isme finis­sant vien­nent d’ou­vrir, pour ma plus grande joie, sur des notions prospec­tives et même pra­tiques. Si cela se con­firme, je pour­rai donc pass­er, une fois le texte achevée, de la théorie au mode de vie.

Concurrence

Gala opérée une pre­mière fois lun­di dernier. Je l’incite à me rejoin­dre à Fri­bourg avant de pour­suiv­re le traite­ment. D’une petite voix, elle me fait savoir au télé­phone qu’elle est triste, qu’elle ne veut pas se mon­tr­er dans cet état, que c’est impos­si­ble, qu’elle ne peut imag­in­er renouer avec une vie nor­male, puis, la semaine prochaine, retourn­er en clin­ique où le spé­cial­iste l’opér­era une sec­onde fois. Une heure plus tard, elle rap­pelle furieuse: elle vient de décou­vrir qu’il existe une machine qui per­me­t­trait d’éviter le traite­ment post-opéra­toire et s’in­surge:
- Le médecin ne m’a rien dit, il a men­ti!
- Mais pourquoi, pourquoi men­ti­rait-il?
- Parce que la machine appar­tient à une autre clin­ique et que ces gens-là sont tous en concurrence!