Mois : décembre 2014

Corrections

Fini la relec­ture de Forde­troit. Un tra­vail à deux: Gérard Berré­by, le directeur d’Al­lia, est à Paris, une copie du man­u­scrit à la main: il ques­tionne, annote, souligne, sug­gère. Je suis devant ma table de tra­vail, à Fri­bourg j’ac­cepte ou refuse les mod­i­fi­ca­tions. De fait, la plu­part sont per­ti­nentes et améliorent aus­sitôt le texte. Tra­vail moins fas­ti­dieux que pour easy­Jet, comme si nous avions appris à nous con­naître. En revanche,  ma maîtrise de la con­cor­dance des temps est qu’aléa­toire. Dans la mesure où, par­al­lèle­ment, je fais ce même tra­vail de cor­recteur pour un jeune fille qui écrit son pre­mier roman, je ver­rai si, occu­pant la posi­tion du cri­tique, et donc dégagé du tra­vail de créa­tion, mes con­nais­sances sont plus sûres. 

Systèmes secondaires

Hier avec le pris­on­nier dans un café de la place. Son regard changeant et fur­tif, son port de tête nerveux, sont ceux d’un homme qui a per­du la tran­quil­lité. Il remue, se dan­dine, se retourne. Lorsque la serveuse approche, il s’in­ter­rompt. Il attend qu’elle s’éloigne, avant de repren­dre la parole. La con­ver­sa­tion porte sur la vie des légion­naires, les zones-tam­pons en méditer­ranée, le traf­ic de matières pre­mières. Il m’ex­plique les fil­ières, donne les sommes à pay­er pour cor­rompre les douaniers et les autorités aéro­por­tu­aires, des­sine plusieurs organ­i­grammes des pou­voirs poli­tiques en place dans des états voy­ous d’Amérique cen­trale et de la corne de l’Afrique. Puis il me demande du tra­vail. En atten­dant, précise-t-il.

Terrorisme

Au moyen de la ter­reur, l’E­tat con­damne les pop­u­la­tions au ter­ror­isme, puis, au nom de l’an­ti-ter­ror­isme, ren­force la terreur.

Echecs

Cette pein­tre m’in­vite au mois d’oc­to­bre au vernissage de son expo­si­tion qui aura lieu à Fri­bourg. Je l’as­sure de ma présence. Une semaine avant la date, je vois que le jour en ques­tion je serai en Espagne. Je m’ex­cuse. L’ac­crochage est vis­i­ble pen­dant quinze jours, pré­cise-t-elle. Je con­firme que j’i­rai durant cette péri­ode. Je reporte plusieurs fois et manque l’oc­ca­sion. Avant-hier, nou­velle invi­ta­tion. Je l’as­sure de ma présence sur le même ton ent­hou­si­aste que la fois précé­dente et j’in­forme Aplo que nous irons après la boxe. Nous sommes sur le point de par­tir lorsque je véri­fie l’adresse de la galerie et con­state que le vernissage a lieu à Lausanne.

Joie

Une de mes plus grandes joies reste de m’en­fer­mer dans ma cham­bre afin d’y disparaître.

Papillon

La plage est en hau­teur. Un volée de march­es d’escalier y donne accès. Il fait nuit. Sur le sable, face à la mer, des cen­taines de gar­gotes tenues par des pouilleux qui vendent des fœtus, des élixirs, des armes, du pét­role, des bouil­lies. Au sol, il n’y a plus de sable, les badauds patau­gent dans des couch­es de détri­tus. J’ob­serve un essaim de pail­lons noirs. Les insectes sont de grande taille, velus et gras. Ils se dépla­cent en essaim. Applau­di par les curieux, un homme tente de les cap­tur­er à l’aide d’un filet. Il échoue plusieurs fois. Lorsqu’il a réus­si son coup, il ramène le filet afin de prou­ver au marc­hand forain qu’il a mérité la coupe. Je crache une pâte som­bre et visqueuse qui n’est autre que de la chair de papil­lon broyée.

Hypocondriaque

Le monde est pour lui comme une anticham­bre de l’hôpital.

Phoque-silure

Dans la cui­sine, avec de l’eau jusqu’au ven­tre, je fais patien­ter un phoque-sil­ure. La gueule ouverte, le pelage lus­tré, la bête a de grands yeux sup­pli­ants, elle a faim. Descen­due au garde-manger en mat­inée, ma mère n’est tou­jours pas rev­enue. Faute de nour­ri­t­ure, une attaque est à crain­dre. Nous com­mu­niquons par le regard. Je témoigne ma com­pas­sion à la bête en lui cares­sant le dos. Enfin, n’y ten­ant plus, je pars à la recherche de ma mère. Mon­tée sur une échelle, elle range des boîtes de con­serve.
- Donne ce que tu as, où je vais y passer!

Le Chinois

A Genève, pour un ren­dez-vous avec Gala qui me vaut une immer­sion dans le passé proche. Le ren­dez-vous pris en mat­inée, nous sommes encore atour d’une table, le soir, à l’heure de l’apéri­tif, dans le quarti­er de Mont­bril­lant où, de bar en bar, je tombe sur les copains de l’époque de l’U­sine, mais aus­si d’an­ciens squat­ters, cama­rades d’oc­cu­pa­tion, mil­i­tants, employés afficheurs, rock­ers — un musée s.
- Tiens, tu étais où? Il y a longtemps que je ne t’ai pas vu, me dit Rada.
En vacances ou en week-end, pour­rais-je lui dire, mais il devin­erait que je me fiche de lui; pour autant, il sem­ble inca­pable de dire pen­dant com­bi­en de temps j’ai été absent: en l’oc­cur­rence dix ans. Quant à moi, je sou­viens à l’in­stant de son prénom et de son exis­tence: il se tient en effet ce soir au même endroit qu’il y a dix ans, au fond, à gauche, près de la porte de l’E­curie, dans la salle à boire de la buvette des Cropettes. Jetant un oeil à la ronde, puis dans le miroir, je nous regarde tous, vieil­lis, comme si, de la scène prin­ci­pale, nous étions désor­mais en coulisse, avec un décor inchangé, si ce n’est qu’il n’y a plus de pub­lic, l’ac­tu­al­ité s’é­tant déplacée. C’est alors que je décou­vre au comp­toir de la Buvette (dont le ser­vice est assuré par l’indétrôn­able Luis-Miguel) Michel le Chi­nois. Por­tant une chemise blanche et une veste de cos­tume noire, coif­fé, le teint frais, il me serre dans ses bras. Je lui désigne Gala. Il s’a­vance, l’embrasse, insiste pour pay­er la tournée, aban­donne sur notre table son verre de Char­treuse, revient avec trois bières, écluse la sienne, repart au bar, revient. La con­ver­sa­tion peut enfin com­mencer. Gala est vol­u­bile. Je ne suis pas en reste. J’in­ter­roge Michel. Sur un ton par­faite­ment maîtrisé, dans un français irréprochable, il par­le pen­dant cinq min­utes. Nous le fixons désem­parés: rien de ce qu’il dit n’est com­préhen­si­ble. Peut-être a‑t-il dev­iné notre gêne car il s’in­ter­rompt. Pour sauver les apparences, je lui donne la répar­tie. Il nous con­sid­ère, ouvre la bouche, vois que c’est à son tour de par­ler et repart sur les mêmes inep­ties mêlées de références à la philoso­phie, aux math­é­ma­tiques et à la poésie avec cita­tions latines et tout un lex­ique d’in­ven­tion pro­pre (le lende­main, ayant dor­mi au bureau, j’ar­rive à la Buvette avant Gala et trou­ve Michel sur le même tabouret, dans le même état).