Le Chinois

A Genève, pour un ren­dez-vous avec Gala qui me vaut une immer­sion dans le passé proche. Le ren­dez-vous pris en mat­inée, nous sommes encore atour d’une table, le soir, à l’heure de l’apéri­tif, dans le quarti­er de Mont­bril­lant où, de bar en bar, je tombe sur les copains de l’époque de l’U­sine, mais aus­si d’an­ciens squat­ters, cama­rades d’oc­cu­pa­tion, mil­i­tants, employés afficheurs, rock­ers — un musée s.
- Tiens, tu étais où? Il y a longtemps que je ne t’ai pas vu, me dit Rada.
En vacances ou en week-end, pour­rais-je lui dire, mais il devin­erait que je me fiche de lui; pour autant, il sem­ble inca­pable de dire pen­dant com­bi­en de temps j’ai été absent: en l’oc­cur­rence dix ans. Quant à moi, je sou­viens à l’in­stant de son prénom et de son exis­tence: il se tient en effet ce soir au même endroit qu’il y a dix ans, au fond, à gauche, près de la porte de l’E­curie, dans la salle à boire de la buvette des Cropettes. Jetant un oeil à la ronde, puis dans le miroir, je nous regarde tous, vieil­lis, comme si, de la scène prin­ci­pale, nous étions désor­mais en coulisse, avec un décor inchangé, si ce n’est qu’il n’y a plus de pub­lic, l’ac­tu­al­ité s’é­tant déplacée. C’est alors que je décou­vre au comp­toir de la Buvette (dont le ser­vice est assuré par l’indétrôn­able Luis-Miguel) Michel le Chi­nois. Por­tant une chemise blanche et une veste de cos­tume noire, coif­fé, le teint frais, il me serre dans ses bras. Je lui désigne Gala. Il s’a­vance, l’embrasse, insiste pour pay­er la tournée, aban­donne sur notre table son verre de Char­treuse, revient avec trois bières, écluse la sienne, repart au bar, revient. La con­ver­sa­tion peut enfin com­mencer. Gala est vol­u­bile. Je ne suis pas en reste. J’in­ter­roge Michel. Sur un ton par­faite­ment maîtrisé, dans un français irréprochable, il par­le pen­dant cinq min­utes. Nous le fixons désem­parés: rien de ce qu’il dit n’est com­préhen­si­ble. Peut-être a‑t-il dev­iné notre gêne car il s’in­ter­rompt. Pour sauver les apparences, je lui donne la répar­tie. Il nous con­sid­ère, ouvre la bouche, vois que c’est à son tour de par­ler et repart sur les mêmes inep­ties mêlées de références à la philoso­phie, aux math­é­ma­tiques et à la poésie avec cita­tions latines et tout un lex­ique d’in­ven­tion pro­pre (le lende­main, ayant dor­mi au bureau, j’ar­rive à la Buvette avant Gala et trou­ve Michel sur le même tabouret, dans le même état).