Mois : juin 2014

Logique

Dans la salle d’at­tente du poste de police de la route des Arse­naux une plante en pot, des gueules-de-loups.
- Pou­vez-vous indi­quer sur l’at­tes­ta­tion de perte que je n’ai jamais été en pos­ses­sion d’une carte d’i­den­tité?
- Non.
- Il le faut.
- Bien. Ce sera Fr. 35.-

Brazil

Entre King Jou­et et Con­fora­ma, les bureaux du ser­vice de pop­u­la­tion est sig­nalé par une enseigne en let­tres géantes: Bio­métrie. Aligne­ment de chais­es rouges. Citoyens en attente, leur tick­et d’ap­pel en main, l’air inqui­et; à croire qu’ils présen­tent un exa­m­en et s’at­ten­dent à être refusés. En hau­teur con­tre un mur un comp­teur élec­tron­ique. Par­tic­u­lar­ité, lorsqu’un nom­bre nou­veau s’af­fiche, il n’est pas accom­pa­g­né d’un sig­nal sonore ce qui oblige les per­son­nes à garder l’œil rivé sur la machine. Numéro 76. je me lève, me dirige vers le guichet D.
- Madame, un passe­port et une carte d’i­den­tité s’il vous plaît!.
- Veuillez me ren­dre les doc­u­ments en cours.
- Par­don, le doc­u­ment! Jamais je n’ai eu de carte d’i­den­tité. Voici mon passe­port.
- Que si!
- Par­don?
- Vous êtes en pos­ses­sion d’une carte d’i­den­tité.
- Non.
- L’or­di­na­teur le dit.
- L’or­di­na­teur se trompe.
- C’est impos­si­ble!
- Madame, con­nais­sez-vous Orwell?
- Eh bien si vous voulez une carte d’i­den­tité, il fau­dra déclar­er la carte actuelle per­due.
- Où puis-je déclar­er per­due la carte que je n’ai jamais eue?
- Dans un bureau de police, et en atten­dant, passez à la bio­métrie. Au fond, à gauche et tout droit.
Nou­velle série de chais­es. Cette fois, jaunes. Même mod­èle de comp­teur. Une mère et son fils atten­dent. J’es­saie de lire. le gamin fait des exer­ci­ces de dex­térité avec la carte de crédit de sa mère. Comme il manque d’ha­bileté, la carte ne cesse de tomber. Je renonce à la lec­ture. Le cou­ple est appelé. J’en­tends demandé avec force rire:
- J’imag­ine qu’il faut que mon fils enlève sa cas­quette?
Vient mon tour. Dans l’e­space où je suis intro­duit, six cab­ines de bio­métrie numérotées de A à F, cha­cune flan­quée d’un guichet. Der­rière la vit­re du seul guichet ouvert, une fonc­tion­naire. 
- Veuillez vous asseoir.
Puis l’averisse­ment.
- Ecoutez atten­tive­ment ce que je vais vous dire.
Ton mono­corde pour un texte appris par cœur.
- Vous prenez place dans la cab­ine et vous fix­ez les trois points rouges sur l’écran puis vous plac­er l’in­dex gauche sur le lecteur rouge en dessous de la ligne verte puis vous plac­er l’in­dex droite sur l’écran rouge en dessous de la ligne verte puis vous signez sur l’écran vert à l’aide du sty­lo rouge.
La voix rede­vient humaine.
- Avez-vous compris?

Déménagement 2

Mon père m’an­nonce l’ar­rivée du camion pour qua­torze heures. Autour de midi, il écrit: il y en a pour trois jours. Puis il pose des ques­tions sur toutes sorte d’ob­jets aber­rants dont ma liste ne fait aucune men­tion. Seuze heures, dix-sept heures. Gala est sor­tie. Elle ne veut pas crois­er mon père. En fin d’après-midi, je renonce à la boxe, met de la musique, reste vig­i­lant der­rière le bureau à sur­veiller la rue où je m’at­tends à voir sur­gir la camion de Hon­grie d’un instant à l’autre. Une heure passe. Je me cherche des occu­pa­tions. Deux heures passent. La nuit tombe. J’ap­pelle Gala.
- Je bois de la bière et je mange des escar­gots.
- Il sont encore en France.
- Tu devrai venir?
- Tu as enten­du?
- Com­ment?
De retour, Gala se bar­ri­cade dans sa cham­bre.
- J’at­tends cinquante car­tons en plus des meubles, il faut que j’aie accès à la cham­bre! Où veux-tu que je les mette?
- Débrouillez-vous! Per­son­ne n’en­tre dans ma cham­bre.
Au pas­sage, je remar­que que la cham­bre est dev­enue sa cham­bre. A vingt-et-une heures, ma belle-mère appelle:
- Ils auront faim, tu peux pré­par­er quelque chose?
Je vais acheter du pain, trou­ve un saucis­son, pré­pare un plateau de fro­mage. A vingt-deux heures trente, les trois gail­lards, soix­ante ans à eux trois, s’at­tablent. Je décap­sule des Bud­war tan­dis que mon père leur fait une leçon sur le maniement du fusil d’as­saut. Puis une fois requin­qués ils débâchent le camion. Mar­di, le quarti­er est silen­cieux, les oiseaux se sont tus. Les gail­lards s’in­ter­pel­lent d’une bout à l’autre de la pro­priété, déposent dans l’herbe canapé, table de ping-pong, chais­es, tronçon­neuse, som­miers, bureaux et por­tent vail­lam­ment à tra­vers les étages des meubles qui sont des­tinés à Budapest, des bib­lio­thèques qui devaient rester au mag­a­sin à Lau­sanne, mais pour l’essen­tiel, rem­plis­sent l’ap­parte­ment des livres et bibelots qui devaient être rap­a­triés de France. Ceci pen­dant plusieurs heures. Autour de minu­it, je les prie de faire moins fort. Mais com­ment réus­sir cette prouesse lorsqu’il faut tir­er des malles de cent kilos sur le pont du camion, san­gler des hauts-par­leurs de salle de ciné­ma que mon père a décidé d’embarquer en Hon­grie, con­solid­er un vais­se­li­er fin­landais? Entre temps des ado­les­cents pleins de rire se sont instal­lés dans le préau d’é­cole voisin et font la fête. A une heure du matin, mon père me demande de leur faire des lits.
- Ils vont dormir quelques heures avant de repren­dre la route. Ils ont pris de l’essence en France et la machine leur a piqué 30 euros sur leur carte de crédit. Pour­tant je leur avais expliqué: pas de carte, jamais! Du liq­uide! Tu leurs met juste des mate­las au sol…
J’or­gan­ise le salon, puis regarde par la fenêtre. Les car­tons for­ment une bar­rière le long du chemin de dalles, mais je ne vois plus les Hon­grois. Je mets du café à cuire et descend: ils ont assis  au milieu de la route fument et con­sul­tent leurs télé­phones porta­bles. Douze aller-retour plus tard, j’ai mon­té la moitié des car­tons et j’ai les bras dur comme le bois. Mon père et sa femme qui ont com­mencé le tra­vail il y a deux jours s’ex­cusent. Je les accom­pa­gne à leur Mer­cedes 1980 qui con­tient un attaché-case à code 1980 et ma panoplie de lumi­naires en papi­er, fil cousu et verre — ils ren­trent à Lau­sanne. Vers trois heures appa­rais­sent les deux buf­fets qui étaient cen­sés restés au dépôt. Ils rem­plis­sent la cave. A trois heures et demi, je vais me couch­er. Eux con­tin­u­ent. Le lende­main, quand je me lève, les Hon­grois ont disparus.

Ecrivain

Bouf­fon­ner­ie de cet écrivain qui rédi­geant un texte à l’at­ten­tion d’une revue étu­di­ante s’évertue à don­ner pour évi­dentes des remar­ques érudites. 

Nestor

Nestor Makhno, révo­lu­tion­naire anar­chiste qui com­bat les Russ­es blancs à la tête d’une armée de cinquante mille hommes lors de la guerre d’Ukraine, est finale­ment défait par les Bolchéviks et con­traint de s’ex­il­er. En 1925, il devient tourneur chez Renault à Boulogne-Billancourt.

Prendre une claque

Pren­dre une claque, au sens pro­pre, est exacte­ment ce qui m’est arrivé il y a trente ans devant la kiosque du pas­sage souter­rain de la gare de Lau­sanne. Je me tenais der­rière un gail­lard cor­pu­lent, faisant la file, lorsque celui-ci sans rai­son se retourne et m’assène une claque. Il aurait pu tomber sur une grand-mère, un enfant ou un polici­er n’ayant pas juger bon de se retourn­er avant de don­ner la claque. Comme je le regar­dais s’éloign­er stupé­fait, je recon­nus X. un fils d’a­gricul­teur en rup­ture de ban qui mar­chait aux acides.
Cette nuit, la scène est rev­enue sous la forme d’un rêve. Juste après que j’aie pris la claque, le gail­lard s’en­fuit dans les étages. Le décor est un grand-mag­a­sin pen­dant la nuit. Lumière, esca­la­tors, ascenseurs, tout fonc­tionne, mais il n’y a pas de clients. Habil­lé d’un pyja­ma et armé d’un couteau, j’ap­pelle l’as­censeur. Je veux mon­ter, il descend. Au sous-sol, des col­lec­tion­neurs briquent des voitures anci­ennes. Décidé à retrou­ver mon gail­lard qui a fui par le haut du bâti­ment, j’ap­pelle les qua­tre ascenseurs de la rangée. Mon com­pagnon fait alors remar­quer:
- C’est comme dans un jeu!
- Oui, mais tu ver­ras, je le tue vrai­ment!
Du cof­fre d’une voiture, un des garag­istes tire une paire de Moon Boots dépareil­lée que j’en­file. Bien que mes mou­ve­ments soient ralen­tis, ma déci­sion est inébran­lable. Alors que l’as­censeur descend pénible­ment jusqu’à nous, mon com­pagnon désigne une fille:
- Tu es amoureux c’elle.
Sans me retourn­er :
- Je l’ai tou­jours été.

Habiter

Qu’on me juge intolérant, on fait bien: je le suis. Plus étrange, ce para­doxe qui appa­raît évi­dent à l’in­ter­locu­teur: toi qui a tant voy­agé! Erreur de per­spec­tive, car si j’ai comme tout un cha­cun voy­agé, j’ai surtout, ce qui est plus rare, habité. Expéri­ence sans com­mune mesure avec le voy­age, lequel est tou­jours un luxe.

Déménagement

Instal­lé der­rière mon bureau du Guintzet par une chaleur extra­or­di­naire, je guette la rue où doit appa­raître d’un instant à l’autre le camion des démé­nageurs hon­grois qui rap­porte de Lhôpi­tal mes meubles. Mon père devrait venir en tête à bord de sa Mer­cedes, puisque c’est lui qui ces derniers jours a don­né les ordres aux employés et les guide  à tra­vers la Suisse. Jusqu’i­ci, je n’ai fait que répon­dre par “pren­dre” ou “aban­don­ner” aux ques­tions qui m’ar­rivaient pas SMS sous la forme: les skis? le buf­fet? Karcher gre­nier? Ecran? Bal­daquin dif­fi­cile, peut-on laisser?

Coquelicots

Ravi de voir dans les prés qui touchent à la zone allu­viale de Der­borence des coqueli­cots. Ils m’ont aus­sitôt rap­pelé les collines de Miraflo­res à la sor­tie de Madrid où nous pique-niquions dans les années 1975. Je croy­ais cette végé­ta­tion rare car toute sauvage désor­mais dis­parue. Or, l’an dernier, comme je tra­ver­sais la région à vélo en route pour l’Esco­r­i­al, j’ai retrou­vé la même sen­sa­tion de bon­heur lié à la pro­fu­sion des fleurs.

Transformation

Que se passe-t-il et quelles trans­for­ma­tions subis­sent nos vies lorsque toutes choses sont envis­agées et vécues sous l’an­gle de la quantité?