Mois : avril 2014

Vendredi saint

Pen­dant l’heure de la sieste, les garde munic­i­paux se démè­nent, guident les dépan­neuses dans les rues étroites, enlèvent les voitures garées con­tre les trot­toirs sur lesquels les agents ont apposés les auto­col­lants flu­o­res­cents aver­tis­sant du pas­sage du défilé des con­fréries. En début de soirée, un grand silence règne sur la ville. Les vieilles dames descen­dent leurs chais­es, les alig­nent sur la route, là où s’é­grèn­era le défilé et remon­tent dans les immeubles. Peu avant minu­it, l’en­cens annonce la paru­tion du pre­mier char chris­tique à la hau­teur de l’av­enue Caballero de Rodas. Nous sommes assis sur la ter­rasse d’un bar rock, les enfants tien­nent ouverts des sachets plas­tiques dans lesquels les Nazaréens déposent des bonbons.

Vie

Et si la vie nous avait échap­pé? Idée dif­fi­cile à exprimer, plutôt un sen­ti­ment. Ce n’est pas la pre­mière fois qu’il m’as­saille. Tout est là. Le paysage, les per­son­nes, leurs con­ver­sa­tions, leurs amours, les familles for­mées et dis­soutes, les pro­jets, les fail­lites, mais tout n’est qu’ap­parence, il y manque un cœur, il y manque la vie. Notre exis­tence, pour ten­ter une autre for­mu­la­tion, aurait-elle quit­ter le domaine de la vie? 

Travail

Choi­sis­sez un tra­vail que vous aimez et vous n’au­rez pas à tra­vailler un seul jour de votre vie. Confucius.

Oeil

Vis­ite au dis­pen­saire. L’oeil gon­flé, la vue dif­fi­cile et une gueule de matraqué. Je garde ma cas­quette vis­sée sur la tête tout le jour, retire le moins pos­si­ble mes lunettes. Le médecin se nomme Mon­je (moine). A Fri­bourg, qual­ité de ser­vice irréprochable; on vous traite comme un objet et c’est bien de cela qu’il s’ag­it: vous remet­tez votre corps à l’in­sti­tu­tion, elle s’en­gage à le répar­er. Ici, c’est autre chose. Le cab­i­net donne sur la mer, il est petit, quel­conque, sim­ple, sans machines. Le médecin est assis, il me fait asseoir. Il pose un bloc sur le bureau, déca­pu­chonne un sty­lo.
- Vous avez eu de la chance.
Il ouvre un tiroir, en tire une loupe, écarte l’oeil, aus­culte.
- Vous avez mal?
Je pense à cette Anglaise dans la salle d’at­tente. Vis­i­ble­ment en pleine forme, mais effon­drée. Soutenue par un cou­ple âgé, chenu, elle est en pleurs. Faute de blessure vis­i­ble, on imag­ine le pire. Je ne sais si le médecin Mon­je est équipé pour le pire et dans ce cas là, être expédié vers Elche ou Ali­cante, n’est pas souhaitable. Cer­taine­ment que vous rede­venez alors un corps, mais à l’in­térieur d’un dédale, avec en sus la gabe­gie admin­is­tra­tive espag­nole. En atten­dant, tout est bien. Mon­je et moi sym­pa­thisons. De même que je par­lais français à Fri­bourg (per­son­nel et patient étaient étrangers), je par­le espag­nol.
- Voilà, eh bien, il n’y a rien à faire. Atten­dre.
- Je peux courir, me baign­er, me met­tre au soleil?
- Vous ne pou­vez rien faire. Vous pou­vez vous asseoir et regarder défilé les chars de la semaine sainte. Ensuite nous enlèverons les fils. Il y en a beau­coup…
Mais à la récep­tion, l’in­fir­mière, une Anglaise, me rap­pelle que c’est le week-end, et que lun­di est férié. Mar­di? A Fri­bourg, le médecin a dit: les fils, pas plus de 5 jours. Mar­di cela fera le dou­ble.
Et le lende­main matin, sans rai­son, je n’ar­rive pas à me lever du lit. La nuque. Comme si, après l’oeil, la douleur s’é­tait déplacée: chaque mou­ve­ment m’ar­rache des cris.

Rail

J’aime beau­coup, non pas les trains, qui depuis peu en Suisse sont devenus de véri­ta­bles trans­ports de pris­on­niers, mais le bruit des trains que j’en­tends réson­ner la nuit, quand la ville se tait, au pied de la colline du Guintzet, à Fri­bourg: chuin­te­ment des rails, cadences des wag­ons, sif­fle­ment des freins. Ces bruits dis­ent que la rail est relié au rail, que ces rails for­ment un réseau, que ce réseau tra­verse les pays, qu’en mon­tant dans un train on peut vis­iter le monde.

Torrevieja 3

Depuis l’an­née dernière, nou­velles fer­me­tures de com­merces. Le restau­rant de la place du Sacré cœur, à remet­tre, le marc­hand de glace de la Calle de los tor­re­vien­jens­es ausentes, à louer, les agences immo­bil­ières de la calle Ulpi­ano, à ven­dre…  Aux enfants je demande quelle est la seule bou­tique qui s’est agrandie et offre une vit­rine pleine. C’est le Mont-de-Piété. L’an­née dernière, ses ray­on­nages com­pre­naient une con­sole de jeux et deux casques de motocross. Prix des casques: Fr. 4.- l’un. Du matériel neuf. Aujour­d’hui, les ray­on­nages sont chargés de matériel hi-fi, de mon­tres, de petits meubles. Pour­tant, nous sommes seuls dans la bou­tique. Le vendeur fixe son télé­phone portable, à moins qu’il ne dorme. Sur les quais en revanche, en ce jour qui précède le ven­dre­di saint, plus de monde que jamais. Et dans les porch­es des immeubles, sur les bancs des parcs, à l’an­gle des rues, comme si l’Es­pagne de 1950 et sa société des plaisirs sim­ples, se ren­con­tr­er, bavarder, échang­er des recettes, par­ler du ciel, était en train de renaître.

Gri-gri

Ces jeunes étu­di­ants en let­tres qui pronon­cent des mots tels que “con­sub­stan­ti­a­tion” et “transsub­stan­ti­a­tion” comme des ani­mistes agit­eraient des gri-gri.

Torrevieja 2

Grande lumi­nosité sur la playa del Cura, eau claire con­tre le sable, bleue au large. Les valis­es posées, nous allons chez Andrès. Il nous dresse une table près du bar — il n’est que 14h00, mais la salle à manger est pleine — ses enfants ser­vent, sa femme est aux fourneaux, il y a de la pael­la en entrée. Je garde mes lunettes et ma cas­quette: l’amoxy­line que m’a pre­scrit la phar­ma­ci­enne de Fri­bourg m’a gon­flé le vis­age, on croirait que j’ai avalé une pastèque.

Torrevieja

A 4h30, taxi pour Coin­trin après la nuit au bureau. Dans l’avion, le siège de Gala payé mais vide. Puis une heure dans l’aéro­port d’Al­i­cante à atten­dre le bus côti­er. Il file sur cette autoroute qui tra­verse le paysage sec et aban­don­né d’Elche où pousse une par­tie des frais­es gon­flées à l’in­sec­ti­cide que l’Es­pagne dis­tribue aux Européens. Enfin Tor­re­vie­ja, pleine de soleil. Nous tirons nos valis­es jusqu’à la mer, salu­ons au pas­sage des voisins qui sem­blent n’avoir pas bougé depuis Pâques de l’an­née dernière. Les enfants ent de la répar­ti­tion des cham­bres dans l’ap­parte­ment de loca­tion tan­dis que j’ac­com­pa­gne Con­chi­ta à la banque pour chang­er mes bil­lets de 500 Euros. Au bout de vingt min­utes d’at­tente, comme c’est notre tour, le pré­posé quitte le guichet, sort de la suc­cur­sale, ren­tre chez lui. Appa­raît une femme haute sur talons. Elle s’as­soit, fait un télé­phone, pian­ote sur son clavier. Alors que nous atten­dions sur des chais­es, une vieille dame est entrée des papiers à la main. Elle les déchiffrait avec peine. Je me retourne. Elle n’a pas cessé. Elle essaie de lire, de com­pren­dre, feuil­lette un car­net de chèques. La femme du guichet pose le télé­phone. Je présente mes bil­lets. Il va de soi que c’est à Con­chi­ta d’ex­iger, mais je ne la con­nais pas assez pour le lui deman­der. Je présente mes bil­lets, demande de petites coupures.
-Etes-vous client de la banque?
-Non.
Con­chi­ta ne réag­it pas. Je la toise. Elle bal­bu­tie:
- …moi, je suis cliente.
Quand on songe que cette banque est quelque autres sont directe­ment respon­s­able du vol à grande échelle organ­isée ces dernières années.
- Je vais vous don­ner duc change, mais c’est excep­tion­nel, à cause du blanchi­ment de cap­i­tal et tout ça… 

Dimanche

Chez l’oph­tal­mo­logue. En bas devant l’hôpi­tal, assise au soleil, ma mère lit un roman. Dimanche. La tête posée dans une machine. La tra­duc­trice, en français:
- Le doc­teur dit que l’iris n’est pas touché.
- Je com­prends l’alle­mand.
Le médecin donne alors ses recom­man­da­tions pour le voy­age en avion et le retrait des fils. Heureux de pou­voir par­ler l’alle­mand ou tout sim­ple­ment, de pou­voir par­ler une langue. Il cherche des mots dans le dic­tio­n­naire, se con­fronte au français. La tra­duc­trice, très droite, habil­lée à la façon d’une maîtresse d’é­cole des années 1950. Pour arriv­er jusqu’à eux, il faut suiv­re une ligne rouge tracée au sol. Les couloirs sont vides. Mon oeil est fer­mé, les cils tenus par des cail­lots de sang.