Bonheur de peindre loin de tout et de tous. Le temps nous balaie hors de son cours, les obstacles tombent, l’horizon se dégage; un sentiment d’apesanteur s’installe. Il dure aussi longtemps que l’inspiration. La pratique du sport ne peut qu’annuler le temps et la combustion vite achevée des forces nous reconduire sur le plan de réalité. Quant à l’écriture, sauf à l’idéaliser, et j’imagine que cette vision est d’abord l’apanage de ceux qui n’écrivent pas, dans la mesure où elle implique un couplage intense de l’esprit et de la raison, ses élans exigent de longues périodes de retenue.
Mois : mars 2014
Apprentissage
Aplo apporte son texte d’allemand. Je compte les pages — il y en a six — et lui demande quel est le devoir. Demain lundi, il y a explication de texte. En quoi cela consiste-t-il? Le professeur pose des questions de compréhension.
- Et tu as compris le texte?
- Oui.
Je le prie de traduire deux phrases. A la deuxième il cale, et pour cause: il ne connaît pas le sens des mots. Je l’envoie chercher un dictionnaire.
- Tu vas me chercher chacun des mots de ce txte que tu ne comprends pas puis nous le traduirons ensemble.
Catastrophé, il se met au travail. Une heure et demie plus tard, nous avons pris connaissance des trois-quarts du texte, mais il faut partir et je lui demande de se pencher sur les dernières pages, le soir, lorsqu’il sera de retour à Genève. Or, n’entends-je pas sa mère me dire au téléphone:
- Tu ne peux pas exiger cela! Tu lui en demandes trop et surtout trop à la fois!
- Mais enfin, il doit comprendre ce texte n’est-ce pas?
- …oui.
- Et comment fait-on pour comprendre un texte en langue étrangère? Tu as une autre solution?
Aide
La société papoue, racontent des voyageurs ayant traversé l’île l’an dernier, protège celui qui est dans l’ignorance de ses mœurs. A la nuit tombée des portes s’ouvrent, des familles introduisent les touristes dans leur salon, les nourrissent, les mélangent à leurs enfants. Elles ne les laisse repartir que la matin. Apparaît ici la nécessité de se définir comme normal face aux menées criminelles de certains. Faute d’adopter cette attitude et d’en faire une valeur, la société entière basculerait dans le diabolique. Autorisant la propagation du mal par le fait de l’indifférence, la liberté serait perdue et la société péricliterait. Reste à savoir pourquoi ce mal incarné dans des bandes de voyous suscite des actes de sauvegarde de l’innocent plutôt qu’un projet d’éradication des criminels.
Pieds
L’autre soir je considérais mes pieds, cette partie la moins noble de l’homme. Il m’a toujours semblé qu’elle méritait d’être cachée. Même chez une jolie femme, le pied mérite d’être tenu en retrait (je parle de regard et non d’usage). Or, si je considérais mes pieds, c’est qu’on m’avait obligé à me déchausser en public. Dans une culture où tout le monde va pieds nus, le pied est invisible. Tel n’est pas le cas en Occident: il apparaît ou pire, s’impose, quand pour des raisons à mon avis toutes plus mauvaises les unes que les autres on exige qu’il soit déshabillé. Donc je les considérais et je fus frappé de voir que si quelque partie du corps nous relie au poisson, ce sont bien nos pieds avec cette forme palmée où les doigts évoquent une nageoire amputée.
Confiture
- Mais enfin, que cherches-tu dans cette armoire?
- Je farfouille.
- Je vois bien que tu farfouilles, et tu espères trouver quoi?
- Un pot de confiture. D’ailleurs je l’ai trouvé, mais chaque fois que je vais le saisir, je me prends la main dans la confiture.
- Fais-voir?
- Laisse-moi faire maman!
Entre le père.
- Mais enfin, que cherchez-vous dans cette armoire?
- Un pot de confiture.
- Celui-là?
- Oui, celui-là, mais on a un problème…
Questions à choix
La journaliste de radio-France, fille jeune et fluette qui parle le nez en l’air, m’attend dans les galeries marchandes de l’aéroport de Cointrin. Elle branche son Nagra et m’explique le principe de l’émission. Hier elle était au Père-Lachaise avec un ornithologue, demain elle emmène sa grand-mère dans une salle de jeux électroniques. Elle enregistre en situation. Nous voici donc à l’étage des départs, assis dans de mauvaises chaises de plastique moulé, entre une musulmane couverte et un Grec pansu. Je demande si l’enregistrement a débuté.
- Oui, bien sûr.
Or, elle n’a fait aucun signe et semble distraite. D’ailleurs, lorsqu’elle parle, elle regarde à travers la baie vitrée. A quelques mètres, les voyageurs s’agitent devant les guichets easyJet, forcent leurs valises dans les gabarits, vident leurs bouteilles d’eau. La journaliste me désigne une poche sur le devant de la sacoche du Nagra. J’y plonge la main et en retire un morceau de papier sur lequel est noté une question.
- Dois-je la lire?
- Comme vous voulez.
Je réponds. Longuement. Puis tire une autre question. Et une troisième. Lorsque le morceau de papier comporte une chose à faire, “placer vous devant le tableau des départs et commenter les destinations”, “engagez la conversation avec votre voisin”, elle dit:
- …laissez, ça ira.
Je pioche alors une autre question et y réponds abondamment. Un heure passe; combien la sacoche contient-elle de questions? Je me penche et demande inquiet:
- Je continue.
- Oh, non, c’est bien comme ça! Jamais je n’aurais pensé que vous parleriez autant.
La voici que se lève et se dirige vers l’escalator.