Mois : mars 2014

easyJet

Croisé cet homme. Deux mètres, des bras et un cou, une tête mas­sive. Il était là, à côté de moi , mais tout en le regar­dant, je ne le voy­ais pas. Il réag­it le pre­mier:
- Salut!
Et me remer­cie pour le livre et pour la dédi­cace Je cherche. Lui aurais-je envoyé le Tryp­tique?  Il me rap­pelle qu’il m’a fait par­venir son exem­plaire d’easy­jet par la libraire qui me rece­vait et que je l’ai signé.
Ce n’est pas nou­veau: dès qu’il y a du monde autour de moi, je fais les choses par automa­tisme.
- Et ça marche?
- Oui, ça se vend bien. Il faut dire que c’est facile.
- Oui, mais c’est ce qu’il faut. C’est ce qu’on veut tous.
Me croira-t-on si je dis: pas moi?

Espace

Trois séances de com­bat après entraîne­ments entre le lun­di et le mer­cre­di. le lende­main, au terme d’une som­meil dif­fi­cile, je monte sur le vélo pour un tra­vail de recon­nais­sance du réseau. Je me traîne. De poste en poste, je roule avec une peine aug­men­tée, les côtes et les jambes endo­loris par les coups. Et soudain, il me sem­ble que la ville est immense, que les dis­tances sont démul­ti­pliées, que je suis per­du dans l’espace.

Samedi

Same­di — je relève de soirée. Les enfants n’ont qu’un souhait, se tenir dans le préau der­rière l’im­meu­ble, y jouer. Le repas fini et court comme  sera le week-end — ils repar­tent pour Genève dimanche après-midi — nous par­tons tout de même en prom­e­nade. Cen­tre-ville, escaliers, bor­ds de la Sarine puis la route de la pis­ci­cul­ture dans les gorges du Got­téron. Luv et moi allons devant et par­lons, Lucian et Aplo der­rière, cri­ant, sautant, escal­adant. Il y a vingt ans, à l’oc­ca­sion d’une réu­nion de tra­vail, ma mère nous avait emmené sur le même chemin et sachant que nous habi­tions alors mon frère et moi à Genève, je me demande aujour­d’hui pourquoi elle avait choisi cet endroit reculé. Depuis, j’ai emprun­té trois fois la route, puis le sen­tier de forêt et son sys­tème de passerelles et de ponts. Cette-fois, j’an­nonce aux enfants que nous irons jusqu’au bout. A ma grande sur­prise, après une heure et demie de sen­tier nous sommes encore dans les gorges. Quand nous débou­chons à la hau­teur de Tafers, voici une ferme sur la riv­ière avec son enc­los à vache et son pad­dock, lieu qui ne ressem­ble aucune­ment à celui dont je gar­dais l’im­age. Autre motif d’é­ton­nement, la nature labyrinthique de cette prom­e­nade: le chemin grimpe sur les buttes, dévale, s’ou­vre sur des précipices, s’éloigne et se rap­proche du Got­téron. Ici et là, des pique-niqueurs allu­ment des feux à l’abri d’une végé­ta­tion humide et sauvage. Luv remar­que que nous avons fait une marche sim­i­laire dans le Col­orado. Enfin, lorsque nous rebrous­sons chemin sur­git l’inévitable ques­tion du temps de retour. Je tem­po­rise, promet une glace puis m’aperçois un peu tard que mon frère m’a con­fié Lucian en pré­cisant que blessé à la jambe il ne devait pas marcher.

Saveur

Com­ment expli­quer aux enfants que l’in­tel­li­gence, la cul­ture, plus que tout, don­nent au monde sa saveur et ouvrent à la vie? Le jeu des apparences est doué d’un telle force, qu’on se sent démuni.

Rideau

Con­séquences dernières du déman­tèle­ment des régimes com­mu­nistes par la guerre des mon­naies orchestrées dans les officines améri­caines, la mer­can­til­i­sa­tion des com­porte­ments chez les ressor­tis­sants de ces sociétés assor­tie d’une crainte d’être soi-même. Deux exem­ples de la semaine dernière. Au Krav Maga, jeune femme blonde. Elle par­le l’anglais.
- D’où viens-tu?
- D’Ir­lande.
Intu­itive­ment, je pense: elle ment. Je la dirais Polon­aise, peut-être Tchèque. Elle me retourne la ques­tion.
- Je suis Suisse.
Elle prend ma main et la place sur son sein.
Puis ce jeu­di. Autre femme, celle-ci sans l’om­bre d’un doute slave. En pas­sant, je lui dis deux mots en forme de boutade. Elle demeure inter­dite, n’a pas com­pris. Je répète. Elle ne com­prend pas.
- Quelle langue par­les-tu?
Sur un ton offen­sé:
- Français bien sûr! Et espag­nol, et italien… 

Hodler

En ligne hier je mis­ais sur une lith­o­gra­phie signée Hodler: sur fond de mon­tagne, une femme en fichu dans une cam­pagne abstraite. Le vis­age est anguleux, tra­vail­lé, à la fois recueil­li et souf­frant. J’an­nonce un prix, tient la posi­tion un moment, la perd, offre un nou­veau prix, récupère la posi­tion, suis à nou­veau dépassé. Chaque fois qu’un prix supérieur est annon­cé, un compte à rebours de deux min­utes s’en­clenche durant lequel devra être placée la con­tre-enchère, et comme il se doit, à mesure que l’of­fre aug­mente, cha­cun revient à la lith­o­gra­phie, la regarde, l’ap­pré­cie. La nature figée des per­son­nages de Hodler, syn­onyme de soli­tude, médi­ta­tion ou angoisse, pro­duit chez l’a­ma­teur un sen­ti­ment de ver­tige et c’est dans l’idée que je pour­rai au bon vouloir revenir à ce per­son­nage une fois que j’au­rai accroché la lith­o­gra­phie dans mon bureau que je pousse la mise, mais, para­doxale­ment, à force d’a­jouter du regard au regard par tranch­es de deux min­utes, l’idée tombe: ayant con­sid­éré avec une telle atten­tion la femme en fichu, je sens je l’ai intéri­or­isée et que la pos­ses­sion de la lith­o­gra­phie n’ap­portera rien de plus. Je lâche l’enchère, l’autre client l’emporte.

L’homme européen

Des fouilles archéologiques récentes dans le Sud de l’Alle­magne ont per­mis de recon­stituer une flûte, laque­lle autorise à for­mer l’hy­pothèse selon laque­lle l’a­van­tage com­péti­tif de l’ho­mo sapi­ens sur le néan­der­tal­ien serait dû à son accès au monde sym­bol­ique, à la fois en tant que sché­ma com­mu­ni­catif que comme rap­port à la transcendance.

Moule

En début de nuit dans cette dis­cothèque de Pérolles. La boule à facettes répand ses lumières sur le sol de la piste de danse, le passeur de dis­ques s’en­nuie sur le podi­um, quelques filles nubiles rient autour d’une table. Ambiance som­bre. Comme si les stro­bo­scopes, les néons, les notes, l’al­cool ne par­ve­naient pas à lancer la soirée. Mais ce qui me frappe en cet instant, ce sont les pro­prié­taires. Elle à qui je com­mande des bières le vis­age de mar­bre, debout der­rière la bar, lui que je salue, accoudé au comp­toir, le dos rond, per­clus de soucis. Soit ils rumi­nent après une scène de ménage soit ils affron­tent leur lot quo­ti­di­en: faire recette de la folie pro­gram­mée de leurs clients, méti­er qui très vite vous referme comme une moule.

Maisons

René Guénon, dans Sym­bol­es fon­da­men­taux de la sci­ence sacrée, cité par Calaferte: “(…) c’est seule­ment par l’ef­fet d’une pro­fonde dégénéres­cence qu’on a pu en arriv­er à con­stru­ire des maisons sans pro­pos­er rien d’autre que de répon­dre aux besoins pure­ment matériels de leurs habi­tants, et que ceux-ci, de leur côté, ont pu se con­tenter de demeures conçues suiv­ant des préoc­cu­pa­tions aus­si étroite­ment et basse­ment utilitaires(…)”.

Musique

Belle langue que la nôtre à qui l’on doit des expres­sions aus­si musi­cales que ce Dernier max­i­mum glaciaire.