Fondamentalement deux types de barbe. Celle de l’homme qui ne s’assume pas, celle de celui qui cherche à s’affirmer. Plus une troisième, la barbe d’artiste, libre, envahissante.
Mois : mars 2014
Communication
A Genève la semaine dernière où j’ai rendez-vous à l’hôpital avec une chargée de communication. Les accidentés et les malades discutent avec leur familles au soleil, la porte-tambour tourne, la cafétéria est bondée. A peine assis, mon collègue appelle:
- Mais enfin, que fais-tu, Madame Filatelli ne te trouve pas!
Je consulte ma montre.
- J’ai une minute d’avance.
- Appelle!
- Je n’ai qu’un numéro fixe, si elle me cherche dans le bâtiment…
- Elle t’attend à la cafétéria.
Je raccroche, j’en fais mon affaire. Une fois déballé, je place le cadre d’affichage que j’apporte sous le bras et le promène ostensiblement entre les tables. Le personnel et les patients se retournent, me fixent. Je souris. Quand ils baissent les yeux, je passe mon chemin. En même temps j’essaie de définir le profil d’une chargée de communication de l’Hôpital. Age moyen, soignée, et dans ce cas, Italienne. Je m’avance vers une femme:
- Madame Filatelli?
Ce n’est pas elle. J’appelle le fixe.
- Ah, vous êtes à la cafétéria! J’arrive.
Heure exacte du rendez-vous; à l’évidence, elle n’est pas encore descendue et, dès fois que je fasse faux bond, à pris les devants et appeler mon collègue .
La voici. Belle femme, droite et rapide, cheveux courts, peau mate, l’accent italien plein de charme.
- Allons‑y!
Je ramasse en vitesse mon matériel et la suit dans les couloirs. Tout en marchent et saluant des collègues, elle ma parle de son projet, me pose des questions, dit où nous allons: voir les ascenseurs.
- Celui-là, et ces deux autres.
La porte de l’ascenseur s’ouvre, des médecins, du personnel, des malades sortent, d’autres s’engouffrent.
- Nous aimerions placer des cadres d’affichage dans ces ascenseurs.
Il me semble voir des cadres.
- Oui, là où sont les cadres.
- Des cadres de ce type?
- Les mêmes.
- Vous permettez?
J’entre dans l’ascenseur, elle me suit. La porte ferme, je me tiens dans le fond, devant les cadres et compte jusqu’à sept — après tout je suis l’expert en cadres et un expert cela réfléchit.
- Oui, vous avez raison, ils sont en mauvais état.
- N’est-ce pas?
(En fait, pas du tout).
- Voulez-vous voir les autres ascenseurs? Il y en a six ici et trois en bas, nous allons descendre.
Nous voici dans les souterrains. Plus de malades. Un mort emballé dans un drap qu’on pousse sur son chariot, des infirmières à la pause, des hommes en bleu, d’autres en vert.
Mêmes cages d’ascenseur, même cadres d’affichage, en bon état, vides. Je continue de réfléchir, esquisse des solutions, écoute Madame Filatelli, laquelle marche toujours devant moi, évoquer les problèmes de communication, d’autorisation, de secrétariat, de départements. Je demande son numéro de téléphone portable. Elle pianote sur son appareil, s’excuse, ne le trouve pas, croit se souvenir, a oublié. Je rempoche mon carnet.
- Laissez, je trouverai.
Avant que nous ne passions la porte-tambour qui donne sur l’extérieur, je fais une proposition. Elle ne corrige pas et il n’y a pas lieu, je viens de dire ce qu’elle veut entendre. Résultat: sur le principe, elle est d’accord.
- Au revoir!
Or, sur vingt mètres nous marchons dans la même direction. Elle à grands pas, l’air sérieux.
- Votre journée est finie?
- Oh, non, pas du tout! Les bureaux de la communication sont plus haut, sur Florissant.
Puis je m’écarte pour aller prendre mon vélo. Alors sur un ton définitif, contente que tout rentre dans l’ordre.
- Au revoir!
Cheminée
S’il y a une chose que je regrette, c’est de n’avoir plus de cheminée. Pour la première fois depuis quarante ans, je suis sans feu. Une maison sans foyer est une erreur, une appartement ne fait pas maison et d’ailleurs, qui s’y trompe? Toujours nous vient l’idée d’en sortir — c’est même sa fonction: situé en ville, il en fait partie, il y donne accès, il vous donne à la ville.
Objets
Parmi tant d’objets acquis, reçus, égarés, il en est deux dont je me souviens avec ravissement au point de retrouver, chaque fois que je les évoque les sensations qui accompagnaient leur emploi. Un cassétophone portable d’abord. En plastique gris, muni d’une anse et d’un réceptacle où loger la cassette à bande, il comportait un haut-parleur intégré et quatre touches: play, avance, recul, stop. Mon père en avait fait l’achat pour ma grand-mère. Nous vivions alors en Finlande. Certains soirs, mon père réunissait la famille et nous parlions de notre vie. Puis la cassette partait par la poste en Suisse où ma grand-mère pouvait l’écouter sur le cassétophone, ce qu’elle ne fit jamais faute de comprendre l’usage des quatre touches. C’est ainsi qu’il finit par m’appartenir. Pouvoir jouer de la musique à volonté fut une découverte. Cela se passait en 1972, j’avais 7 ans et une seule cassette : The Great Glen Miller Band. L’autre objet, était mon premier skateboard de série. Pendant des années, j’avais sculpté des planches, vissé des roues, collé du papier de verre et soudain des modèles californiens apparaissaient dans les vitrines des magasins de sport de Lausanne. Or ma grand-mère connaissait une vendeuse. J’allais donc un après-midi désigner le modèle et cette amie vendeuse nous l’apporta après son travail, en début de soirée, à l’avenue d’Ouchy. Il était déballé car elle avait dû emporté le modèle d’exposition et dès que je l’eus en main je montais dessus. La sensation de glisser sur du velours ne m’a jamais quitté.
Jardinier
De retour d’une tournée d’inspection des cadres d’affichage, je trouve le jardinier à la pause devant notre immeuble. Assis dans une chaise pliante qu’il a tirée devant la porte du local technique, il réchauffe ses jambes au soleil et garde la tête au frais. Dans cette position étudiée, il lit le journal. Nous échangeons quelque mots. Il attire mon attention sur le tuyau d’eau qu’il a déroulé autour de l’immeuble. Celui-ci alimente une propulseur dont il se sert pour nettoyer les dalles de pierre en vue de l’été.
- Cé… cé… cé.… cé… cé…céééé… la pollution.
- Des lichens?
- De la…de la…de la…de la…du… du du… moisi.
En effet la pierre est noire. Alors il me fait remarquer que là où les trois autre locataires et moi marchons, il n’y a aucun dépôt. Avec amusement je constate que les dalles gardent la mémoire de nos passages. Je le salue et m’en vais.
Un peu plus tard, je descends à la buanderie. Elle donne sur le local technique, celui-où se tient le jardinier. Son nom est Jobin. Il a punaisé une feuille qui dit:
Concierge, Monsieur Jonin.