Jeudi Frère appelle pour une livraison urgente. Je me rends à la ferme familiale de Chapelle en voiture, trouve la clef, compose son numéro. De Rome, il me guide à travers le stock de robinetterie entreposé dans le garage.
- A droite, le carton blanc, tu prends deux siduos, au-dessus une douchette, à gauche un mitigeur…
Ainsi de suite.
- Nous ne gagnons presque rien, mais il faut soigner les clients…
J’emballe, porte au feutre l’adresse du dépanneur en sanitaire, descends à la poste de village, lave la voiture, reprend l’autoroute à Vaulruz, sors à Marly, m’arrête chez Ligne Roset et me balade parmi les canapés, les lits, les chaises. Un lit double me plaît, je fais ouvrir le nuancier. Le directeur accourt, prend l’affaire des mains de la vendeuse, me considère: pantalons de chantier, bottes, anorak, outils. — Le lit m’intéresse, je vais rappeler.
Vendredi, samedi, lundi. Je ne rappelle pas. Quelque part il m’a semblé voir un matelas de 160 cm. Dans l’un de nos bureaux ou à la cave, ou encore en France, chez moi. Or, il a disparu. Frère confirme: il l’a emporté dans son chalet.
Mercredi le directeur des meubles me relance. Je dis que je ne retrouve pas mon matelas, mais que je vais acheter ce lit.
- Lequel?
- Le plus cher.
Le directeur est satisfait. Moi aussi. Acquérir ainsi, sur un coup de tête, du matériel cher, m’a toujours satisfait. A l’inverse, vendre cher ce que je possède, m’a toujours déplu.
Mois : mars 2014
Lit et robinets.
Kaboul
Chez P., rencontre avec une femme élancée, au visage fin, à l’anglais irréprochable. Nous parlons de ceci et de cela, nous parlons de sport. Elle me détaille un accident du genou. Je finis par me croire médecin. Suis-je célibataire. Je contourne. Elle commence alors plusieurs phrases par “Avec mon mari…”. De côté, quelqu’un me fait voir qu’elle me drague. J’y retourne. Elle part pour Kaboul, explique qu’elle sera reçue par le premier ministre, qu’elle visitera la zone protégée, que sa mission dure une semaine, que c’est une chance.
- Je me réjouis.
D’où il est facile de déduire qu’elle travaille pour une organisation internationale. Un moment je doute si elle parle de vacances ou de mission tant elle semble amusée à l’idée de se rendre dans ce pays en guerre. Je demande ce qu’elle y fera.
- Oh, juste voir!
Ombres
Pour la première fois au Guintzet, je n’ai plus accès lorsque je fixe de nuit le plafond de ma chambre, au langage volubile et changeant des lumières et des ombres que projettent sur leur passage les phares allumés des voitures, l’immeuble étant construit en retrait de la rue. Au squat de Roches, j’ai souvent fait le projet de capturer ces formes glissantes en les détourant au crayon. A six ans, dans ce gros HLM blanc des bords de la route du Lac à Préverenges, je me souviens que déjà je repoussais le sommeil afin de suivre leurs mouvements.
Crise
Deux boulangeries proches de l’immeuble de la rue Jean-Gambach. L’une rue du Jura. Clochette qui tinte, dame attentive, quelques mots échangés avec la commande du pain, et l’au revoir. L’autre place de la Gare. Alignement de jeunes filles pinces à la main désignant à n’en plus finir des clients enfilés et anxieux. Caisse enregistreuse qui crépite et faute de temps, de part et d’autre, formules convenues. Le XXème et le XXIème.
Français
Sentiment de fuir d’une ville dans l’autre à mesure que celle-ci, devenue méconnaissable sous l’effet des transformations de toutes sortes, imposait la retraite. Et ainsi je me retrouve à Fribourg, adossé à la Suisse-allemande, regardant devant moi Lausanne et Genève, ces lieux livrés aux étrangers, travailleurs, abrutis ou opportunistes, qui eux-même ont fui leurs villes natives, sachant que si je continue de reculer je serai placé hors du vivier natal de la langue.
Maçonnerie
Longuement observé sur l’île de Chang une guêpe maçonne qui bâtissait un nid contre l’une des parois du bungalow. Ayant aspiré de la glaise dans le marais, elle se posait sur son édifice, se carrait sur les pattes arrière puis faisant vibrer ses antennes crachait la pâte stockée dans son abdomen. La quantité délestée à chaque voyage était étonnante.
Detroit
Projet Detroit. Rédiger une Histoire intime du pétrole. Comment le fioul enferme met le corps pour le mettre en mouvement, créée la civilisation du moteur puis sur le déclin aboutit à une décarcération. Métaphore de l’accident et de l’extraction du blessé. En parallèle traiter de la question de l’art dans le vie, de son étouffement, de son retour. Inscrit depuis hier sur Couchsurfing, je regarde qui pourrait m’héberger au Michigan.