Mois : décembre 2013

Littérature sans conscience

Le tra­vail d’écri­t­ure est en par­tie incon­scient. Soit. Mais tout de même, il s’ag­it d’un essai! Et encore, voilà un titre bien pré­ten­tieux. easy­Jet n’est guère qu’un tis­su d’anec­dotes accom­pa­g­né de quelques notes de bon aloi. Au terme des sept, huit, dix lec­tures demandées, d’in­con­scient, il ne saurait plus être ques­tion. Mais non, voici ce que je lis, en qua­trième de cou­ver­ture, phrase prise dans le texte et qui ne m’a pas été soumise: Au final et en somme, c’est une affaire de style. Que peut bien sig­ni­fi­er pareille phrase?

Tejares

L’hô­tel occupe une annexe du monastère de San Este­ban, sur les rives du Tormes. Il pleut, les rues sont liss­es, en cet après-midi de la fête de l’an, les pas­sants sont rares: en Espagne on s’ha­bille avec soin. Dans l’épicerie où je prends de l’eau, un jeune homme inqui­et demande à la vendeuse s’il lui reste des raisins. Sur le coup des minu­it, chaque Espag­nol pronon­cera douze voeux en avalant douze grains de raisin. Le mon­u­ment le plus ancien de la ville est un ver­ra­co sans tête mon­té sur piédestal à l’en­trée du pont romain. Je le dou­ble, tra­verse la riv­ière, rejoins un sen­tier entre les arbres et cours vers Tejares, une ban­lieue. Ici, plus per­son­ne. Des maisons mitoyennes par paque­ts de quinze et vingt, des parcs à jeux vides, des ter­rains en friche. Au som­met de la colline, un cimetière. Je tourne sur le park­ing, attaque la descente. En face, Sala­manque, ses deux cathé­drales, l’u­ni­ver­sité pon­tif­i­cale et, posés sur les champs, en direc­tion du Por­tu­gal, des morceaux de route encadrés de réver­bères qui évo­quent les aires d’at­ter­ris­sage du con­ti­nent Mu. Autant de pro­jets aban­don­nés. Au lieu de pass­er sous la voie de chemin de fer et sa gare désaf­fec­tée, j’emprunte un vieux pont qui débouche sur une église. Elle sur­plombe la nationale. Afin de me tenir loin du traf­ic, je plonge dans une venelle, la calle de la Igle­sia. Des enfants jouent sous la pluie, une pous­sette con­tient du bois de chauffe, les gout­tières rem­plis­sent un ton­neau. Des gitans vivent là, dans un appen­tis qui devait servir de remise à out­ils au bedeau. La rue sert salon. Embal­lée dans un sachet de super­marché, une radio dif­fuse de la musique. Je rebrousse chemin, descend vers la nationale. En con­tre­bas, l’ap­pen­tis paraît plus mis­érable encore: murs gon­flés, végé­ta­tion grim­pante, toit rapiéçé de sacs. J’ai bien fait de ne pas con­tin­uer, la ruelle est murée. Pour cause, le ter­rain lim­itro­phe a été excavé par son pro­prié­taire, la famille donne sur le vide. Au bout d’une heure trente, je reviens au monastére de San Este­ban. Des clients arrivent du Por­tu­gal et de France. Depuis le matin, j’ai croisé deux fois le bus mar­qué Cemente­rio, suis passé devant un tana­to­ri­um, les pom­pes funèbres La Dolorosa, et je viens de gag­n­er sur la colline le cimetière de Tejares.

Barajas-Salamanca

De Madrid Bara­jas, un bus nous emmène à Sala­manque. Je suis passé dans la ville l’an dernier, à vélo, comme je me rendais avec mon frère de Por­to à Ali­cante, mais le temps de déje­uner en périphérie, de crois­er un vieil­lard mal luné qui pré­ten­dit me bouter hors du trot­toir où je m’é­tais garé un instant pour con­sul­ter la carte et un crieur aveu­gle de la Once qui vendait son tirage du gros lot d’une voix rauque que nous imi­tons depuis pour rire, nous n’avons rien vu de la ville, pressés de nous remet­tre en selle et d’avaler nos cent kilo­mètres de l’après-midi. En fait, je n’ai réelle­ment séjourné dans Sala­manque qu’une fois, en 1992, lorsque nous avions, avec mon frère, le pro­jet d’ou­vrir un bar. Pen­dant trois jours, notre activ­ité con­sista à vis­iter méthodique­ment les bars, com­par­er le prix des bois­sons, les décors, les mar­ques, la tenue des serveurs, la clien­tèle, les horaires, les quartiers, tout cela de la façon la plus fan­tai­siste, par exem­ple en prenant des notes sur des morceaux de servi­ette que nous jetions à la poubelle le lende­main. Une vieille dame née au dix-neu­vième tenait pen­sion sur la Plaza may­or, réputée la plus belle d’Es­pagne et à dix-sept heures, debout sur le bal­con, où la tem­péra­ture de ce mois de novem­bre était à peu près la même qu’à l’in­térieur de la cham­bre, nous ten­tions d’apercevoir sous une couche de brouil­lard stag­nant à trois mètres les étu­di­ants dont les hurlements joyeux mon­taient con­tre les façades des bâti­ments renais­sance.
Ce matins, dans le bus, nous sommes assis entre une sud-améri­caine ché­tive et décalée qui ron­fle et une vielle dame qui après avoir annon­cé à sa voi­sine qu’elle est âgée de qua­tre-vingt-cinq ans par­le pen­dant les 2h30 que dure le voyage.

Puces

Dernière tournée d’af­fichage de l’an­née en ville de Fri­bourg, le corps chaviré par l’ex­cès d’al­cool, la moti­va­tion en berne que la vue des rues rem­plies de con­som­ma­teurs étrangers (ceux qui faute de moyens demeurent pris­on­niers des murs) ne peut que dégoûter. Puis nous par­tons pour le bureau de Genève que nous trou­vons dans un état de désor­dre et de saleté sans précé­dent. Bien que le kiosque de la rue Tronchin ait subi une attaque à main armée la veille et en dépit du dépasse­ment de l’heure de police, Gala obtient de la bière. A l’at­ten­tion des amis, je mets sous plis quelques Trip­tyques, puis nous éteignons: il est vingt-trois heures. Couché à même le sol, sur un mate­las sans drap mangé des puces, je ne m’en­dors que vers qua­tre heures. Une demi-heure plus tard, le réveil sonne, nous par­tons pour l’aéroport.

Ski

Levé à l’aube en ce lende­main de Noël, j’emmène les enfants à Vil­leneuve rejoin­dre leurs cama­rades de colonie de vacances. A Fri­bourg, il pleut. Nous quit­tons La ville par une nuit épaisse. Très vite les choses se gâtent. Sur l’au­toroute, il neige à gros flo­cons. Plus sur­prenant, alors que nous étions seuls, le traf­ic est intense. Les voitures roulent à dis­tance, la neige s’ac­cu­mule. Puis un bal­let de gyrophares tournoie à l’hori­zon. Deux chas­se-neiges ont pris place en tête de colonne, ils ouvrent la voie. Nous roulons au pas jusqu’à Bulle, quand soudain tout le monde quitte l’au­toroute. Il est sept heures, les usines, les bureaux ont fait le plein de tra­vailleurs. Nous amorçons la descente sur Vevey dans une neige solide. Je ralen­tis, crains de frein­er, laisse la voiture gliss­er à son rythme vers le lac, dis aux enfants de pro­téger leur tête si je devais per­dre le con­trôle. Sen­sa­tion étrange: j’ai deux tonnes de fer­raille entre les mains, et ne suis plus maître.

Noël à Chapelle

Par­ti courir sur la route de Mos­sel depuis la ferme famil­iale, je me suis sou­venu de ce jour, il y a vingt ans, où, courant de même, à force de lire les Médi­ta­tions de Descartes, j’avais soudain fait, sans effort, l’ex­péri­ence du Cog­i­to, val­i­dant en quelque sorte par l’acte, ain­si que le voulait le philosophe, les fonde­ments de sa théorie.
Si m’est rev­enue en mémoire cette anec­dote, c’est surtout parce que la veille, lisant un texte sur le pro­jet de con­ver­gence des nan­otech­nolo­gies, tout l’éd­i­fice de la méta­physique clas­sique, et avec lui le mécan­isme, venait bas devant mes yeux.
Plus loin, en direc­tion de Prez-vers-Siviriez, je con­statais avec tristesse la dis­pari­tion du bureau de poste, ce qui sem­ble cor­re­spon­dre à une nou­velle étape de con­cen­tra­tion des ser­vices. Jusque dans les années 1990, chaque vil­lage pos­sé­dait son guichet. Ensuite, des regroupe­ments ont été décidés. Aujour­d’hui, il faut se ren­dre à la ville. Poli­tique économique conçue par les bons élèves du mar­ket­ing pour aug­menter les marges de béné­fice des admin­is­tra­tions, elle est tolérée (avec quelques heurts) puisque la vie sans déplace­ment quo­ti­di­en est dev­enue impens­able, mais elle y con­tribue aus­si, enrichissant tous les secteurs qui tirent prof­it du déplace­ment, à com­mencer par l’E­tat. Par ailleurs, étant appliquées à l’ensem­ble des ser­vices, ces poli­tiques sus­ci­tent une habi­tude intem­pes­tive du déplace­ment qui réduit la part du temps non-com­mer­cial­isée. Ce mod­èle, jus­ti­fi­able aux Etats-Unis, où il a été pen­sé à l’époque du pét­role bon marché, ne répond à aucune néces­sité naturelle sur un ter­ri­toire tel que celui de la Suisse.
Retour avec un vent con­traire qui souf­fle en rafale et rend les derniers kilo­mètres de course pénibles, je m’assieds bien­tôt entre la chem­inée et le sapin avec mon frère et ma mère pour pren­dre l’apéri­tif. Lorsque nous pas­sons à table, nous avons déjà bu abon­dam­ment. Les entrées et la fon­due de boeuf bour­guignon nous requin­quent. Or, à l’ap­proche du dessert, ma mère sug­gère une prom­e­nade en forêt. — En forêt?
Je fais val­oir le temps: le vent hurle, les arbres trem­blent, la nuit est sans lune. Nous voilà par­tis torch­es en main sous la frondai­son des pins. Vingt min­utes plus tard nous débou­chons face à la Chapelle Saint-Joseph. Mon frère fait demi tour.
- Com­ment, vous voulez déjà ren­tr­er!
- Maman, je viens de courir 17 kilo­mètres…
- Vous ne voulez pas pouss­er jusqu’à Mos­sel?
Mon frère a gain de cause, nous retournons à la ferme, nous revenons à nos bières. Le lende­main, décompte: une palette de 12 litres entre les deux.

Notes

Un homme qui écrit des notes, un écrivain, et les pub­lie et qui sait devoir une par­tie de son exis­tence, du moins de son sou­tien, à ces notes et à leur pub­lic­ité, tombe sur un jour­nal d’un autre écrivain regroupant des notes sim­i­laires et si proches des siennes qu’il se sent dépos­sédé. Il avance dans la lec­ture et con­state que les sources citées sont par­fois iden­tiques. Son exis­tence vac­ille, il cherche une issue et décide alors de pren­dre une note faisant état de cette pénible ren­con­tre avec son alter ego et plus avant, d’en tir­er peut-être un livre, afin de refonder son existence.

Valéry

Le grand mal­heur de ne pas com­pren­dre. Paul Valéry, Cahiers II, Littérature.

Engagé

Encagé.

Mémoire

La mémoire est sans mesure, elle retient tout. Son poids ascen­dant nous épuise. (Et si l’on mour­rait bien­tôt parce que son poids épuise nos élans?) Lorsque je scrute son con­tenu, je dévoile des fig­ures oubliées, mais c’est surtout par inci­dence que le passé revient devant mes yeux me per­suadant de son infinie capac­ité. Dans les moments calmes et la nuit plus encore, sur­gis­sent des images et des sons, enreg­istrements de sit­u­a­tions et de sen­ti­ments anciens et fugaces, avec lesquels il m’est lois­i­ble de renouer pleine­ment. Cette expéri­ence mon­tre une mémoire gorgée de réel qui saurait, pour peu que nous la sol­lici­tions avec effi­cace, nous restituer du pre­mier au dernier instant toute notre vie.