Noël à Chapelle

Par­ti courir sur la route de Mos­sel depuis la ferme famil­iale, je me suis sou­venu de ce jour, il y a vingt ans, où, courant de même, à force de lire les Médi­ta­tions de Descartes, j’avais soudain fait, sans effort, l’ex­péri­ence du Cog­i­to, val­i­dant en quelque sorte par l’acte, ain­si que le voulait le philosophe, les fonde­ments de sa théorie.
Si m’est rev­enue en mémoire cette anec­dote, c’est surtout parce que la veille, lisant un texte sur le pro­jet de con­ver­gence des nan­otech­nolo­gies, tout l’éd­i­fice de la méta­physique clas­sique, et avec lui le mécan­isme, venait bas devant mes yeux.
Plus loin, en direc­tion de Prez-vers-Siviriez, je con­statais avec tristesse la dis­pari­tion du bureau de poste, ce qui sem­ble cor­re­spon­dre à une nou­velle étape de con­cen­tra­tion des ser­vices. Jusque dans les années 1990, chaque vil­lage pos­sé­dait son guichet. Ensuite, des regroupe­ments ont été décidés. Aujour­d’hui, il faut se ren­dre à la ville. Poli­tique économique conçue par les bons élèves du mar­ket­ing pour aug­menter les marges de béné­fice des admin­is­tra­tions, elle est tolérée (avec quelques heurts) puisque la vie sans déplace­ment quo­ti­di­en est dev­enue impens­able, mais elle y con­tribue aus­si, enrichissant tous les secteurs qui tirent prof­it du déplace­ment, à com­mencer par l’E­tat. Par ailleurs, étant appliquées à l’ensem­ble des ser­vices, ces poli­tiques sus­ci­tent une habi­tude intem­pes­tive du déplace­ment qui réduit la part du temps non-com­mer­cial­isée. Ce mod­èle, jus­ti­fi­able aux Etats-Unis, où il a été pen­sé à l’époque du pét­role bon marché, ne répond à aucune néces­sité naturelle sur un ter­ri­toire tel que celui de la Suisse.
Retour avec un vent con­traire qui souf­fle en rafale et rend les derniers kilo­mètres de course pénibles, je m’assieds bien­tôt entre la chem­inée et le sapin avec mon frère et ma mère pour pren­dre l’apéri­tif. Lorsque nous pas­sons à table, nous avons déjà bu abon­dam­ment. Les entrées et la fon­due de boeuf bour­guignon nous requin­quent. Or, à l’ap­proche du dessert, ma mère sug­gère une prom­e­nade en forêt. — En forêt?
Je fais val­oir le temps: le vent hurle, les arbres trem­blent, la nuit est sans lune. Nous voilà par­tis torch­es en main sous la frondai­son des pins. Vingt min­utes plus tard nous débou­chons face à la Chapelle Saint-Joseph. Mon frère fait demi tour.
- Com­ment, vous voulez déjà ren­tr­er!
- Maman, je viens de courir 17 kilo­mètres…
- Vous ne voulez pas pouss­er jusqu’à Mos­sel?
Mon frère a gain de cause, nous retournons à la ferme, nous revenons à nos bières. Le lende­main, décompte: une palette de 12 litres entre les deux.