Mois : décembre 2013

Voir son corps

Se voir. Voir son corps. Il ne nous devient vis­i­ble qu’à l’oc­ca­sion de la pro­duc­tion en société de pho­togra­phies, lorsqu’un inter­locu­teur nous enjoint de nous regarder. (Le coup d’œil dans le miroir ne peut pas être con­sid­éré comme un regard sur soi: le geste, répété, machi­nal, per­met rarement à la con­science d’émerg­er com­plète­ment, l’at­ten­tion allant surtout aux détails.) Ce que nous ne faisons pas volon­tiers, à preuve cette réac­tion courante: toi, tu es très bien, mais moi… Manœu­vre qui équiv­aut à un refus de se voir. La vio­lence provo­quée par cette prise de con­science brusque du corps est surtout ressen­tie à l’oc­ca­sion des com­para­isons. Un per­son­ne vous en mon­tre une autre et s’ex­clame:
- C’est fou ce que tu lui ressem­bles!
Ce qu’il nous faut alors, par dev­ers soi, nier, sauf à tenir pour fausse la représen­ta­tion que nous avons de nous-même (dont nous jugeons qu’elle est physique alors qu’elle est mentale) 

Koh

A Koh Taru­tao, île du sud de la Thaï­lande classée parc nation­al, une dizaine de per­son­nes étaient réu­nies chaque soir à l’heure du repas sur une ter­rasse en dur devant la mer. Des Russ­es pêcheurs en eaux pro­fondes, une famille Thaï de Bangkok, un ten­nis­man de Varso­vie et, voy­ageant séparé­ment, deux cou­ples de Français. L’un vivant dans Paris, les études finies, représen­tait cette bour­geoisie moyenne, fort con­sciente, qui prend sa part des respon­s­abil­ités du pays, et sans être poli­tisée, encore moins auda­cieuse, garde en réserve, quelque soit le sujet, un avis arrêté. Vingt-cinq ans, un peu d’ar­gent, une lib­erté dimin­uée, la cer­ti­tude de faire par­tie des priv­ilégiés et de le mérit­er avec, déjà, un début de frus­tra­tion. Ce cou­ple louait, comme je le fai­sais avec Gala, un bun­ga­low pos­sé­dant sa douche, son lit avec draps et mate­las. L’autre cou­ple, du même âge, dor­mait sous tente, en bor­dure de plage, mar­chait pieds nus, fumait abon­dam­ment et se con­tentait de partager une assi­ette de riz et une bouteille de bière quand les autres rési­dents com­mandaient du pois­son, du poulet, des crevettes et de gross­es quan­tités d’al­cool. Ces deux-là, par­tis pour six mois, n’avaient aucune sit­u­a­tion en France. Au retour, ils prévoy­aient d’aller tra­vailler la vigne, en Valais, où le salaire horaire — dis­aient-ils — peut attein­dre le 6 Euros. Pen­dant les trois jours que nous passâmes à Koh Taru­tao, j’eus l’oc­ca­sion de par­ler avec tous les rési­dents (excep­tion faite des Russ­es qui sem­blent tir­er une orgueil tout spé­cial à se mon­tr­er antipathiques), et bien enten­du, avec les deux cou­ples. Or, quand bien même l’échange deve­nait général, jamais la Française bour­geoise n’adres­sa la parole à sa com­pa­tri­ote. Et je crois com­pren­dre ce blocage, dont elle me dit un mot quelques jours plus tard, alors que nous nav­igu­ions ensem­ble en direc­tion de la côte (“Oui, enfin, vivre comme ça, ce n’est pas une solu­tion”): cette lib­erté, cette insou­ciance, l’of­fusquaient. D’une part, le temps dont elle et son ami dis­po­saient pour vis­iter la Thaï­lande, dix jours, ne pou­vait plus être con­sid­éré comme excep­tion­nel, ensuite, elle se demandait com­ment un cou­ple qui tra­vaille irrégulière­ment peut béné­fici­er des mêmes vacances exo­tiques qu’elle-même, enfin, et sur ce point nous étions tous fascinés, et la bour­geoise française ne pou­vait man­quer de le pren­dre con­tre elle, la femme aux pieds nus était d’une beauté extraordinaire.

Film d’horeur

En tant que genre, le film d’hor­reur s’adresse à notre part enfan­tine. Il réveille ce sen­ti­ment d’in­sécu­rité vécu dans la phase d’ap­pren­tis­sage du monde. Etre adulte, c’est en toutes sit­u­a­tions ramen­er l’in­con­nu au con­nu; l’ef­fi­cace du procédé étant rel­a­tive, elle implique, si l’on veut garder son assur­ance, un sys­tème de pari, donc de la con­fi­ance en soi. Pour cette rai­son , les films d’hor­reur ne peu­vent être mon­trés aux enfants (trop insécures) ni à une cer­tain caté­gorie d’adultes (trop sécures).

Boire

On boit parce qu’on est heureux, puis on boit parce qu’on est mal­heureux, enfin, on boit sans se pos­er de questions.

Intellectuel

Etre intel­lectuel sig­ni­fie : oppos­er à l’n­tu­ition et aux siennes d’abord, l’analyse; pos­tuler en toutes sit­u­a­tions la com­plex­ité et reculer le temps de la synthèse.

Marfil

Pluie sur Fri­bourg. Décidé de ne rien faire d’inu­tile. Donc pas de tra­vail. Café, choco­lat, lit­téra­ture, musique. Suivi d’une réso­lu­tion: réécrire Marfil en trois jours, lui don­ner sa forme finale. A l’époque Zoé avait refusé ce man­u­scrit par let­tre. Le refus, bien sûr; mais les argu­ments qui le jus­ti­fi­aient? Alam­biqués, crain­tifs. Eu égard à ce man­u­scrit, aucune pré­ten­tion. Peut-être est-il ennuyeux, illis­i­ble, ou, comme me le fai­sait savoir un ami écrivain à Paris tra­vail­lant de la lit­téra­ture sur rail, au sujet d’un autre man­u­scrit, “sans réel enjeu”. Tout de même je le reprends. Le mois passé dans les mon­tagnes au Nord du Mex­ique pour l’écrire créent autour de ce man­u­scrit une attente (il faudrait ajouter: rien de pire que mêler des sen­ti­ments per­son­nels au juge­ment que l’on tente de for­muler envers son pro­pre tra­vail) qui deman­dent de le con­fron­ter à l’avis d’un lecteur — au moins un.

Continuité

Attaque à main armée d’un cen­tre com­mer­cial en France voi­sine. Com­men­taire dans la presse: l’ac­tiv­ité de vente n’a pas été interrompue.

Parents

La maman de Mon­a­mi est morte ce matin. Gala me dit, nous assis­tons à notre pro­pre mort. Cette nuit je pen­sais, jamais mes par­ents ne par­lent de leurs parents.

Rap

Dans les films améri­cains de l’ère Bush, l’une des tor­tures infligée aux enfer­més musul­mans de Guan­tanamo con­siste à leur pass­er en boucle des titres de dark met­al scan­di­nave, œuvres de groupes que j’é­coute pour le plaisir, May­hem, Mar­duk ou Gor­goroth. Est-ce un mes­sage à l’in­ten­tion du spec­ta­teur occi­den­tal à qui l’on veut per­suad­er que la reven­di­ca­tion de satanisme de cette mou­vance musi­cale n’est pas qu’une plaisante imagerie (selon une for­mule proche de la duperie en quoi a con­sisté l’af­fir­ma­tion de l’ex­is­tence d’armes nucléaires en Irak)? Ou s’ag­it-il de met­tre en évi­dence la dif­fi­culté pour un musul­man auquel l’administration répub­li­caine impute un degré de civil­i­sa­tion inférieur d’en­ten­dre des sonorités qu’il est inca­pables d’analyser et qui relèvent donc de la tor­ture sonore? Il est vrai qu’à mon tour je trou­ve insup­port­able cette musique de repris de jus­tice et d’esclave économiques en quoi con­siste le rap des immigrés…

Nus

Cent fois par jour j’en­tre dans la salle à manger et cent fois par jour je mar­que le pas la vue arrêtée par l’araignée au pla­fond, en fait trois fils élec­triques nus.