Au marché aux puces de Mauerpark. Piques-niques assemblés sur une pelouse aux airs de terrain vague, désœuvrement festif. En 1970, près de Gdansk, les étals des marchands polonais offraient des objets de bois et de fer. Plus tard, au Rastro de Madrid, les gitans vendaient le fruit de leurs vols, cruches de terre blanche, licous, portillons rustiques. A Lisbonne l’an dernier, sur le dit Feira da ladra, des rues étaient ouvertes aux citadins frappés par la crise qui exposaient sur un bout de tissu. Mais le temps passe. Les générations qui possédaient des biens solides, transmissibles, sont enterrées et lorsqu’on déambule dans l’allée centrale du marché de Mauerpark, ce ne sont que babioles importées par des hippies des destinations chaudes où ils ont traîné savate pendant l’hiver: bracelets de Goa, batiks de Bali, patchs cousus main de Kathmandu, cuirs pakistanais.
Mois : juillet 2013
Etonnant
Etonnant quartier de Prenzlauerberg. Les vélos sont fleuris, les embrasures de portes peintes de couleurs vives. Les familles déjeunent à même le pavé et se bronzent à demi-nu dans les parcs. Les pères boivent de la bière au goulot en promenant leur poussette, les femmes sourient, s’habillent, se tiennent la main. Et cela dans une ambiance feutrée, pleine d’un bon sens et d’un sérieux mesurés.
Prenzlauerberg
Quartier de Prenzlauerberg, Rykestrasse, où nous passerons quinze jours. Appartement en duplex lumineux profitant d’une terrasse sur les toits. Quelques heures après notre aménagement, la famille berlinoise signale son arrivée à Lhôpital. Je commence le compte à rebours: si dans 12 heures, il n’ont pas appelé, c’est qu’il y a l’eau chaude. Nous laissons les enfants à leurs nouvelles chambres et descendons à la Stube pour la scène de ménage. Vers minuit nous sommes réconciliés et cuits. Je sors dans les rues larges et chaudes. Gala reste en arrière, discutant, sans que je sache de quoi ni comment, avec le patron (lequel lui confie avoir rarement vu couple aussi passionné). Le lendemain, nous descendons au marché. Le quartier est paisible, petit-bourgeois, blanc et socialiste. Les façades XIXème réchappées des bombardements ont été ravalées, des boutiques décorées avec goût vendent des produits inutiles. Les familles achètent de la nourriture saine et coûteuse, l’air béat ou simplement heureux.
En route pour Berlin
En route pour Berlin. A la hauteur de Heilbronn, erreur de direction. Au même moment, la radio annonce un véhicule en feu. Je tourne la voiture, nous remontons la A6. Un quart d’heure passe durant lequel Gala dit sa déception des autoroutes allemandes. Nous les imaginions dégagées et rapides, elles sont étroites et semées de limitation. Des pointes à 180km/h puis le frein, le pas, une navigation difficile entre des barrières mobiles. Et soudain, l’arrêt. Je coupe le moteur. Nous baissons les fenêtres. Un automobiliste quitte sa voiture, d’autres l’imitent. Un adolescente fume sur la chaussée, une famille se détend. Bientôt des dizaines de personnes flânent sous un ciel nuageux, en silence. Des gamins inventent un jeu. Il jettent un ballon en l’air, retroussent leur T‑shirt en bavette, en font des paniers. Spectacle qui rappelle cette scène du Douanier Rousseau où l’ont voit des hommes en pyjama rayé sur un cours de volleyball. Car les gamins sont sont des jumeaux, et tout trois portent un uniforme composé de baskets blanches, d’un Bermudes bleus et d’un polo des écoles. Les adultes soupirent tout en gardant un oeil sur la route. Puis une onde de fébrilité court les échines. Ils se démanchent, constatent que le trafic repart, se précipitent vers leurs véhicules. Les portières claquent, poids-lourds, bus et voitures démarrent, avancent sur quelques mètres, s’arrêtent. Jeux et flâneries reprennent. Deux heures passent. Nous cherchons des toilettes, de l’eau, un hélicoptère dans le ciel, une issue. Un couple tire du coffre d’une Mercedes CLK une liasse de flyers imprimés aux couleur d’une secte. Le monsieur, barbe blanche et pipe courbe, explique stylo en main comment remplir le bulletin d’adhésion. Et quand la file s’élance pour quelques mètres de piste, il rappelle sur un ton joyeux sa femme.
- Bertha! Schatz! Man färth!
Avec le temps, les gamins se lassent du ballon, les chauffeurs descendent de cabine, retirent leur Marcel, confectionnent des sandwichs. Un sentiment d’abandon me gagne. La confiance des automobilistes est déconcertante. Car si chacun s’observe avec amabilité, personne ne s’entraide. Il est vrai que l’impuissance est totale. A droite un talus interdit l’accès à la campagne, dans le sens Berlin-Heilbronn le trafic défile à grande vitesse.
En fin d’après-midi, lorsque la file enfin s’ébranle, nous passons devant une carcasse de camion calcinée. Surchauffe d’une frigorifique de stockage ou radiateur vide, un incident qui ne justifie pas vingt ou trente kilomètres de véhicules à l’arrêt. La passivité des automobilistes justifierait-elle a priori le manque d’empressement des autorités à régler la circulation?
Peu après, halte dans une station-service. Un compagnon, pantalon de velours, haut de forme et bâton, se tient là. Aplo surpris le considère. J’explique la tradition, puis le fait monter dans notre voiture. Andreas est tailleur de pierre. De retour d’Autriche, il se rend dans un village de Basse-Saxe. Il emporte trois baluchons. Le premier contient son couchage, un autre ses outils, le dernier du linge de corps. La règle l’oblige à dormir dehors. Notre étape est dans un hôtel rapide de Pegnitz. Aplo et Luv mangent, je commande des bières, évoque le Narcisse et Goldmund de Hermann Hesse. Mon livre préféré, s’exclame Andreas. Il parle ensuite de Thoreau, surpris de ne pas être seul au monde à connaître l’auteur de Walden. Puis nous marquons une pause: la mousse de bière est trop épaisse. J’explique au garçon que je veux passer commande d’autres tournées, et demande s’il y a une solution. Le gérant paraît. Il lave un couteau, le sèche, place le verre sous la colonne, verse, coupe la mousse, la tasse, verse. La conversation peut reprendre. En août Andreas aidera à construire une grange pour une communauté. De salaire, il n’est pas question. En contrepartie de son travail les maîtres d’oeuvre le nourriront. Lorsque nous gagnons nos chambres d’hôtel, il empoche un hamburger et va dormir dans la forêt.
L’escalier de bois mène au second.
L’escalier de bois mène au second. A partir du sixième, les marches sont vermoulues. Je sais gré au concierge de m’avoir averti et ne regrette pas de m’être aventuré. Mes motifs sont intactes: je compte gagner le toit de l’immeuble pour avoir une vue générale et seule l’escalier permet d’atteindre la porte du treizième. Que le concierge, et d’ailleurs la majorité des habitants de la ville, préfèrent la sécurité à la connaissance, j’y consens, mais maintenant que j’ai atteint l’âge de maturité, j’ai le droit, comme le stipule la loi, d’emprunter l’escalier et de me rendre sur le toit. Le concierge m’a donné l’habit de deuil de son grand père. Dans sa famille, originaire des Pouilles, cet habit est transmis de père en fils car du fait d’une étrange maladie les femmes meurent les premières. Vous me le rendrez au retour. J’ai fait valoir que je ne reviendrai peut-être pas. Le concierge a déclaré que dans ce cas il serait heureux de savoir que le costume avait été porté par un sage. Puis il m’a demandé sir je croyais à la légende du 12ème étage. Non, lui ai-je dit, je n’y crois pas, sans quoi je ne m’aventurerai pas. Moi non plus, a‑t-il dit, et cependant je préfère la sécurité: souvenez-vous, j’aurai à enterrer ma femme. Je repensais à tout cela, vêtu de noir, alors que je me tenais sur une marche d’escalier vermoulue du 12ème. Chaque fois que je me retournais les marches sur lesquelles je venais de poser le pied tremblaient comme de la gélatine au-dessus du vide. Si je parvenais jusqu’au toit et profitais de la vue, je n’aurai de toute évidence pas le loisir de revenir dans l’immeuble pour rapporter aux autres ma vision. Mais à peine avais-je pensé cela que les marches qui conduisaient à la porte donnant sur le toit se mirent à flotter.
En 1990
En 1990, j’étais anti-Européen. Je le suis plus que jamais. Des amis qui ne juraient que par l’Union ont changé leur fusil d’épaule. Ils aiment à croire que j’ai fait comme eux. Afin que les choses soient dites s’ils persistent à changer d’avis quand le vent tourne, j’estime que l’immigration massive est une calamité pour la démocratie, et que la croissance artificielle qu’elle permet détruit et la culture et l’esprit.