Mois : juillet 2013

Au marché

Au marché aux puces de Mauer­park. Piques-niques assem­blés sur une pelouse aux airs de ter­rain vague, désœu­vre­ment fes­tif. En 1970, près de Gdan­sk, les étals des marchands polon­ais offraient des objets de bois et de fer. Plus tard, au Ras­tro de Madrid, les gitans vendaient le fruit de leurs vols, cruch­es de terre blanche, licous, por­tillons rus­tiques. A Lis­bonne l’an dernier, sur le dit Feira da ladra, des rues étaient ouvertes aux citadins frap­pés par la crise qui expo­saient sur un bout de tis­su. Mais le temps passe. Les généra­tions qui pos­sé­daient des biens solides, trans­mis­si­bles, sont enter­rées et lorsqu’on déam­bule dans l’al­lée cen­trale du marché de Mauer­park, ce ne sont que babi­oles importées par des hip­pies des des­ti­na­tions chaudes où ils ont traîné savate pen­dant l’hiv­er: bracelets de Goa, batiks de Bali, patchs cousus main de Kath­man­du, cuirs pakistanais.

Je ne saurais dire

Je ne saurais dire com­bi­en me réjouis sous la plume de Richard Mil­let ce mot de ver­ti­cal­ité lorsqu’il fustige l’an­ti-human­isme galopant et son proces­sus d’indifférenciation.

Etonnant

Eton­nant quarti­er de Pren­zlauer­berg. Les vélos sont fleuris, les embra­sures de portes peintes de couleurs vives. Les familles déje­unent à même le pavé et se bronzent à demi-nu dans les parcs. Les pères boivent de la bière au goulot en prom­enant leur pous­sette, les femmes souri­ent, s’ha­bil­lent, se tien­nent la main. Et cela dans une ambiance feu­trée, pleine d’un bon sens et d’un sérieux mesurés.

En matinée

En mat­inée, femme qui ouvre fenêtre sur cours avant de se faire pren­dre par un amant à grand bruit. Puis elle sort la tête haute en salu­ant aimable­ment ses voisines.

Distance

Se tenir à dis­tance de toute scène. De l’om­bre seule peut sur­gir la lumière.

Prenzlauerberg

Quarti­er de Pren­zlauer­berg, Rykestrasse, où nous passerons quinze jours. Apparte­ment en duplex lumineux prof­i­tant d’une ter­rasse sur les toits. Quelques heures après notre amé­nage­ment, la famille berli­noise sig­nale son arrivée à Lhôpi­tal. Je com­mence le compte à rebours: si dans 12 heures, il n’ont pas appelé, c’est qu’il y a l’eau chaude. Nous lais­sons les enfants à leurs nou­velles cham­bres et descen­dons à la Stube pour la scène de ménage. Vers minu­it nous sommes réc­on­cil­iés et cuits. Je sors dans les rues larges et chaudes. Gala reste en arrière, dis­cu­tant, sans que je sache de quoi ni com­ment, avec le patron (lequel lui con­fie avoir rarement vu cou­ple aus­si pas­sion­né). Le lende­main, nous descen­dons au marché. Le quarti­er est pais­i­ble, petit-bour­geois, blanc et social­iste. Les façades XIXème réchap­pées des bom­barde­ments ont été ravalées, des bou­tiques décorées avec goût vendent des pro­duits inutiles. Les familles achè­tent de la nour­ri­t­ure saine et coû­teuse, l’air béat ou sim­ple­ment heureux. 

Devant

Devant la dilap­i­da­tion de la cul­ture, le silence comme refuge.

En route pour Berlin

En route pour Berlin. A la hau­teur de Heil­bronn, erreur de direc­tion. Au même moment, la radio annonce un véhicule en feu. Je tourne la voiture, nous remon­tons la A6. Un quart d’heure passe durant lequel Gala dit sa décep­tion des autoroutes alle­man­des. Nous les imag­in­ions dégagées et rapi­des, elles sont étroites et semées de lim­i­ta­tion. Des pointes à 180km/h puis le frein, le pas, une nav­i­ga­tion dif­fi­cile entre des bar­rières mobiles. Et soudain, l’ar­rêt.  Je coupe le moteur. Nous bais­sons les fenêtres. Un auto­mo­biliste quitte sa voiture, d’autres l’imi­tent. Un ado­les­cente fume sur la chaussée, une famille se détend. Bien­tôt des dizaines de per­son­nes flâ­nent sous un ciel nuageux, en silence. Des gamins inven­tent un jeu. Il jet­tent un bal­lon en l’air, retroussent leur T‑shirt en bavette, en font des paniers. Spec­ta­cle qui rap­pelle cette scène du Douanier Rousseau où l’ont voit des hommes en pyja­ma rayé sur un cours de vol­ley­ball. Car les gamins sont sont des jumeaux, et tout trois por­tent un uni­forme com­posé de bas­kets blanch­es, d’un Bermudes bleus et d’un polo des écoles. Les adultes soupirent tout en gar­dant un oeil sur la route. Puis une onde de fébril­ité court les échines. Ils se démanchent, con­sta­tent que le traf­ic repart, se pré­cip­i­tent vers leurs véhicules. Les por­tières claque­nt, poids-lourds, bus et voitures démar­rent, avan­cent sur quelques mètres, s’ar­rê­tent. Jeux et flâner­ies repren­nent. Deux heures passent. Nous cher­chons des toi­lettes, de l’eau, un héli­cop­tère dans le ciel, une issue. Un cou­ple tire du cof­fre d’une Mer­cedes CLK une liasse de fly­ers imprimés aux couleur d’une secte. Le mon­sieur, barbe blanche et pipe courbe, explique sty­lo en main com­ment rem­plir le bul­letin d’ad­hé­sion. Et quand la file s’élance pour quelques mètres de piste, il rap­pelle sur un ton joyeux sa femme.
- Bertha! Schatz! Man färth!
Avec le temps, les gamins se lassent du bal­lon, les chauf­feurs descen­dent de cab­ine, retirent leur Mar­cel, con­fec­tion­nent des sand­wichs. Un sen­ti­ment d’a­ban­don me gagne. La con­fi­ance des auto­mo­bilistes est décon­cer­tante. Car si cha­cun s’ob­serve avec ama­bil­ité, per­son­ne ne s’en­traide. Il est vrai que l’im­puis­sance est totale. A droite un talus inter­dit l’ac­cès à la cam­pagne, dans le sens Berlin-Heil­bronn le traf­ic défile à grande vitesse.
En fin d’après-midi, lorsque la file enfin s’ébran­le, nous pas­sons devant une car­casse de camion cal­cinée. Sur­chauffe d’une frig­ori­fique de stock­age ou radi­a­teur vide, un inci­dent qui ne jus­ti­fie pas vingt ou trente kilo­mètres de véhicules à l’ar­rêt. La pas­siv­ité des auto­mo­bilistes jus­ti­fierait-elle a pri­ori le manque d’empressement des autorités à régler la cir­cu­la­tion?
Peu après, halte dans une sta­tion-ser­vice. Un com­pagnon,  pan­talon de velours, haut de forme et bâton, se tient là. Aplo sur­pris le con­sid­ère. J’ex­plique la tra­di­tion, puis le fait mon­ter dans notre voiture. Andreas est tailleur de pierre. De retour d’Autriche, il se rend dans un vil­lage de Basse-Saxe. Il emporte trois balu­chons. Le pre­mier con­tient son couchage, un autre ses out­ils, le dernier du linge de corps. La règle l’oblige à dormir dehors. Notre étape est dans un hôtel rapi­de de Peg­nitz. Aplo et Luv man­gent, je com­mande des bières, évoque le Nar­cisse et Gold­mund de Her­mann Hesse. Mon livre préféré, s’ex­clame Andreas. Il par­le ensuite de Thore­au, sur­pris de ne pas être seul au monde à con­naître l’au­teur de Walden. Puis nous mar­quons une pause: la mousse de bière est trop épaisse. J’ex­plique au garçon que je veux pass­er com­mande d’autres tournées, et demande s’il y a une solu­tion. Le gérant paraît. Il lave un couteau, le sèche, place le verre sous la colonne, verse, coupe la mousse, la tasse, verse. La con­ver­sa­tion peut repren­dre. En août Andreas aidera à con­stru­ire une grange pour une com­mu­nauté. De salaire, il n’est pas ques­tion. En con­trepar­tie de son tra­vail les maîtres d’oeu­vre le nour­riront. Lorsque nous gagnons nos cham­bres d’hô­tel, il empoche un ham­burg­er et va dormir dans la forêt.

L’escalier de bois mène au second.

L’escalier de bois mène au sec­ond. A par­tir du six­ième, les march­es sont ver­moulues. Je sais gré au concierge de m’avoir aver­ti et ne regrette pas de m’être aven­turé. Mes motifs sont intactes: je compte gag­n­er le toit de l’im­meu­ble pour avoir une vue générale et seule l’escalier per­met d’at­tein­dre la porte du treiz­ième. Que le concierge, et d’ailleurs la majorité des habi­tants de la ville, préfèrent la sécu­rité à la con­nais­sance, j’y con­sens, mais main­tenant que j’ai atteint l’âge de matu­rité, j’ai le droit, comme le stip­ule la loi, d’emprunter l’escalier et de me ren­dre sur le toit. Le concierge m’a don­né l’habit de deuil de son grand père. Dans sa famille, orig­i­naire des Pouilles, cet habit est trans­mis de père en fils car du fait d’une étrange mal­adie les femmes meurent les pre­mières. Vous me le ren­drez au retour. J’ai fait val­oir que je ne reviendrai peut-être pas. Le concierge a déclaré que dans ce cas il serait heureux de savoir que le cos­tume avait été porté par un sage. Puis il m’a demandé sir je croy­ais à la légende du 12ème étage. Non, lui ai-je dit, je n’y crois pas, sans quoi je ne m’aven­tur­erai pas. Moi non plus, a‑t-il dit, et cepen­dant je préfère la sécu­rité: sou­venez-vous, j’au­rai à enter­rer ma femme. Je repen­sais à tout cela, vêtu de noir, alors que je me tenais sur une marche d’escalier ver­moulue du 12ème. Chaque fois que je me retour­nais les march­es sur lesquelles je venais de pos­er le pied  trem­blaient comme de la géla­tine au-dessus du vide. Si je par­ve­nais jusqu’au toit et prof­i­tais de la vue, je n’au­rai de toute évi­dence pas le loisir de revenir dans l’im­meu­ble pour rap­porter aux autres ma vision. Mais à peine avais-je pen­sé cela que les march­es qui con­dui­saient à la porte don­nant sur le toit se mirent à flotter.

En 1990

En 1990, j’é­tais anti-Européen. Je le suis plus que jamais. Des amis qui ne juraient que par l’U­nion ont changé leur fusil d’é­paule. Ils aiment à croire que j’ai fait comme eux. Afin que les choses soient dites s’ils per­sis­tent à chang­er d’avis quand le vent tourne, j’es­time que l’im­mi­gra­tion mas­sive est une calamité pour la démoc­ra­tie, et que la crois­sance arti­fi­cielle qu’elle per­met détru­it et la cul­ture et l’esprit.