En route pour Berlin. A la hauteur de Heilbronn, erreur de direction. Au même moment, la radio annonce un véhicule en feu. Je tourne la voiture, nous remontons la A6. Un quart d’heure passe durant lequel Gala dit sa déception des autoroutes allemandes. Nous les imaginions dégagées et rapides, elles sont étroites et semées de limitation. Des pointes à 180km/h puis le frein, le pas, une navigation difficile entre des barrières mobiles. Et soudain, l’arrêt. Je coupe le moteur. Nous baissons les fenêtres. Un automobiliste quitte sa voiture, d’autres l’imitent. Un adolescente fume sur la chaussée, une famille se détend. Bientôt des dizaines de personnes flânent sous un ciel nuageux, en silence. Des gamins inventent un jeu. Il jettent un ballon en l’air, retroussent leur T‑shirt en bavette, en font des paniers. Spectacle qui rappelle cette scène du Douanier Rousseau où l’ont voit des hommes en pyjama rayé sur un cours de volleyball. Car les gamins sont sont des jumeaux, et tout trois portent un uniforme composé de baskets blanches, d’un Bermudes bleus et d’un polo des écoles. Les adultes soupirent tout en gardant un oeil sur la route. Puis une onde de fébrilité court les échines. Ils se démanchent, constatent que le trafic repart, se précipitent vers leurs véhicules. Les portières claquent, poids-lourds, bus et voitures démarrent, avancent sur quelques mètres, s’arrêtent. Jeux et flâneries reprennent. Deux heures passent. Nous cherchons des toilettes, de l’eau, un hélicoptère dans le ciel, une issue. Un couple tire du coffre d’une Mercedes CLK une liasse de flyers imprimés aux couleur d’une secte. Le monsieur, barbe blanche et pipe courbe, explique stylo en main comment remplir le bulletin d’adhésion. Et quand la file s’élance pour quelques mètres de piste, il rappelle sur un ton joyeux sa femme.
- Bertha! Schatz! Man färth!
Avec le temps, les gamins se lassent du ballon, les chauffeurs descendent de cabine, retirent leur Marcel, confectionnent des sandwichs. Un sentiment d’abandon me gagne. La confiance des automobilistes est déconcertante. Car si chacun s’observe avec amabilité, personne ne s’entraide. Il est vrai que l’impuissance est totale. A droite un talus interdit l’accès à la campagne, dans le sens Berlin-Heilbronn le trafic défile à grande vitesse.
En fin d’après-midi, lorsque la file enfin s’ébranle, nous passons devant une carcasse de camion calcinée. Surchauffe d’une frigorifique de stockage ou radiateur vide, un incident qui ne justifie pas vingt ou trente kilomètres de véhicules à l’arrêt. La passivité des automobilistes justifierait-elle a priori le manque d’empressement des autorités à régler la circulation?
Peu après, halte dans une station-service. Un compagnon, pantalon de velours, haut de forme et bâton, se tient là. Aplo surpris le considère. J’explique la tradition, puis le fait monter dans notre voiture. Andreas est tailleur de pierre. De retour d’Autriche, il se rend dans un village de Basse-Saxe. Il emporte trois baluchons. Le premier contient son couchage, un autre ses outils, le dernier du linge de corps. La règle l’oblige à dormir dehors. Notre étape est dans un hôtel rapide de Pegnitz. Aplo et Luv mangent, je commande des bières, évoque le Narcisse et Goldmund de Hermann Hesse. Mon livre préféré, s’exclame Andreas. Il parle ensuite de Thoreau, surpris de ne pas être seul au monde à connaître l’auteur de Walden. Puis nous marquons une pause: la mousse de bière est trop épaisse. J’explique au garçon que je veux passer commande d’autres tournées, et demande s’il y a une solution. Le gérant paraît. Il lave un couteau, le sèche, place le verre sous la colonne, verse, coupe la mousse, la tasse, verse. La conversation peut reprendre. En août Andreas aidera à construire une grange pour une communauté. De salaire, il n’est pas question. En contrepartie de son travail les maîtres d’oeuvre le nourriront. Lorsque nous gagnons nos chambres d’hôtel, il empoche un hamburger et va dormir dans la forêt.