Bref rendez-vous avec le conseiller administratif genevois en charge des affaires d’urbanisme. Les aménités des premières années ont cédé la place à un climat de confiance auquel la dégradation générale des comportements citadins n’est pas étranger: nous étions des voyous au regard de l’autorité, nous sommes désormais des appuis contre les vrais voyous. Maigre récompense mais juste retour des choses. Si je devais me montrer malveillant je n’aurais pas de peine à établir que la formalisme des autorités, en les amenant à se concentrer sur des problèmes à solution (seuls utiles à des fins électoralistes) ont laissé s’envenimer des situations qui affrontées dans les temps pouvaient trouver remède. Ceci étant dit, le pouvoir de décision des hommes placés à ce degré intermédiaire du pouvoir est de toute façon trop limité pour contrer les menées délétères des affairistes hauts placés qui précipitent la fin de notre modèle social en vendant leur projet supranational d’une Europe ouverte, tolérante et vertueuse.
Mois : avril 2013
Vol de nuit Abu Dhabi-Cointrin. Bus tiède qui glisse dans la pluie. Passagers venus du monde entier, et qui ne quittent pas Genève: Serbes, Arabes, Turcs, Portuguais. Travailleurs féodaux. Ils sont là pour nous remplacer et nous remplacent sans états d’âme. Mardi — encore trois jours à tirer: c’est l’horizon. Ce week-end ils dépenseront un peu plus d’argent qu’ils n’en ont. Pour l’instant ils paient de leur personne. Sept heures, quartier de la Servette. Le bureau est éteint, les postes allumés, les étagères pleines d’affiches. Comme nous avions coutume de dire lorsque nous posions les affiches de nuit, à la colle, au prix de Fr. 1.- l’unité: toutes ces affiches sont des billets de Fr. 1.-. Façon de mesurer sa fortune. Dès que le jour se lève Gala prend le volant de la voiture de livraison. Nous ne pouvons aller en France avec la mienne, les plaques sont listées aux douanes. Dans un supermarché cubique nous achetons pour cinq cent francs de nourriture, rentrons en Suisse, transférons les cabas dans la BMW, prenons la route pour Fribourg. Les armoires sont trop petites pour ranger toute cette nourriture. Plus tard je vais boxer et souffre: mal dormi, mal préparé au froid, à l’eau, à la neige. Mais c’est encore le meilleur moyen de rentrer chez soi: taper dans le plein, sentir cette résistance dont notre monde en apesanteur nous prive.
Une ville où se perdre. Une langue incomprise. Des moeurs étrangers. J’y trouve une double satisfaction. Une forme de nostalgie active d’abord car ce faisceau circonstanciel me renvoie aux situations que j’ai vécu enfant lorsque mes parents, à intervalles réguliers, revendaient meubles et voitures, achetaient des manuels de culture et nous installaient dans un pays nouveau. Et puis mon désarroi est ici moindre qu’en Europe. Les changements que traversent nos sociétés sont traumatisants, ce d’autant plus qu’ils sont, à condition d’être quelque peu attentif, faciles à mesurer. La perte de l’amitié, l’effacement des routines de la convivialité, la robotisation, le renoncement au sourire, ces traits rendent notre monde méconnaissable. S’y ajoute un problème de rythme. Le rythme s’uniformise. Et l’aspect des citadins. Dans une ville de la taille de Bangkok vers laquelle continuent d’affluer chaque jour les provinciaux les règles du grand catalogue marchand ne peuvent s’appliquer avec autant de rigueur: le thaïlandais du peuple, encore majoritaire, ne collabore pas car il ne peut se permettre ce luxe, il travaille pour manger. Rien de tel en Europe où les peuples libérés du besoin participent à leur liquidation et transforment la vie en une triste fête.
Au Khao San Park In, l’hôtel de Banglamphu où nous descendons depuis des années. D’un côté la rue envahie de boutiques, de bars, de stands qu’arpentent jour et nuit les touristes, de l’autre une ruelle large comme la paume d’une main où dorment les vendeurs de nems, les couturiers, les lavandières. La seule activité possible, la meilleure, s’asseoir sur une terrasse et regarder. Spectacle inchangé des arrivants nerveux et fourbus, les sacs au dos, des rabatteurs indiens et des somnambules, des enfants ébahis, mais le quartier n’a plus la même allure. Les hippies encore nombreux dans les années 1990 ont disparu, il y a plus d’argent, moins de paresse, les visages sont plus lisses. Les routard venaient d’Inde, du Bangladesh, d’Indonésie. Posé le pied à Khao San c’était atteindre Paris. Aujourd’hui les voyageurs arrivent de Paris et s’enfilent dans un McDonald puis ils achètent un passage sur Koh Pi Pi et montent dans un shuttle une bouteille de Chang à la main. Je marche pendant des heures. Les vendeuses de riz qui occupaient les trottoirs ont été remplacées par des commerces ambulants. Je le note puis j’oublie. Gala à qui j’en fais remarque me dit que le gouvernement a sévi suite à des cas d’intoxication entraînant la mort. Pas moyen de vérifier. L’ambiance de Bangkok en serait bouleversé. Autre sentiment, celui de faire comme chacun et de ne pouvoir y échapper. Ici comme ailleurs, devrais-je dire, moins qu’en Europe pourtant, particulièrement dans les pays anglo-saxons. Mais Bangkok me semblait échapper à ce travers de la mondialisation: trop vaste, trop profonde, trop populeuse. Le lendemain je m’écarte des quartiers du centre (Pratunam, Lumphini, etc.): circuits de puissance moins évidents, activité incompréhensible des thaïs, le vrai bonheur. De retour je monte sur le toit de l’hôtel — aucun résident ne semble soupçonner son existence et la réception n’en fait pas la publicité — et fais du sport suspendu au-dessus de la ville.
Pluie sur la forêt, la mer, le continent. Un bateau rapide nous ramène à Pak Bara. Il fonce sur des creux d’un mètre. Assis à l’avant je dois m’arrimer au bastingage pour ne pas tomber à l’eau. Deux Italiens m’adressent des sourires complices. Arrivés au port, nous les retrouvons sur une terrasse A la table voisine les polonais de Tarutao et un couple français. Chacun pianote sur un ordinateur, une tablette, un téléphone et commande à manger — la cuisinière est sortie. Il pleut d fort. Il pleut sur les stores, les camionnettes, les stands de fruits. La cuisinière revient. Nous mangeons, Italiens, Français et Polonais feuillettent les guides. Je laisse faire. Assez feuilleté au cours des vingt dernières années. Puis le ventre plein ils réunissent leurs informations. Je donen mon avis quand je connais les destinations: Tao, Jum, Krabi. Discussion à bâtons-rompus, chacun prenant la mesure de ses interlocuteurs. Puis les donMétéo, îles, prix des avions, disponibilités, distance. Voeux des uns, attentes des autres. En début d’après-midi — il pleut toujours — nous louons un bus et sur proposition du Français partons tous pour Koh Lanta. Le polonais passe une bouteille de Rhum. Auparavant, c’était la bière. Rapidement, il faut arrêter le bus, se soulager. A Trang, nouvelle pause, et nouvelles bières. Puis un autre bus, mené par un chauffeur nerveux et fatigué, que nous supplions de ralentir, et un bac, et un autre bac. Il est vingt-deux heures lorsque le Français négocie quatre bungalows en bord de plage. Une vache et son veau paissent sous les cocotiers, l’île ressemble à un paquebot échoué: pointes de lumière rondes, hublots dispersés dans la nuit. Nous avons quitté Taruato à huit heures ce matin.