Mois : avril 2013

La con­science hyper­trophiée des pein­tres et écrivains du baroque latin lorsqu’elle saisit le trag­ique de l’époque offre une clef de lec­ture sans pareil au moment d’in­ter­préter le déclin accéléré de notre monde. Dans les années 1990 s’est dévelop­pé, au-delà des seuls milieux intel­lectuels, sur cette con­science partagée et néces­saire qui donne à l’in­di­vidu le soi et l’en­vi­ron­nement, une con­science qui pose la société comme un objet dont la nature doit être mise en cause au nom d’une sauve­g­arde (et bien­tôt  d’une restau­ra­tion) des aspi­ra­tions morales (rien à voir avec l’éthique) de l’homme, et cela, hors toute idéolo­gie. Con­science de crise, au sens où elle pose en principe une rup­ture en tant que con­di­tion néces­saire au renou­velle­ment du des­tin. Cer­van­tès, Descartes, Gra­cian sur le plan poli­tique et les mys­tiques quand ils ordon­nent la sagesse con­tre l’église posaient cette même ques­tion, bru­tale et con­tagieuse, de la valeur de ce qui est don­né comme sociale­ment néces­saire et dont cha­cun sent la nature cor­rompue et men­songère. Cette clef de lec­ture per­me­t­trait peut-être d’i­den­ti­fi­er la mon­di­al­i­sa­tion comme l’acte guer­ri­er d’une minorité dont les intérêts sont men­acés par (et seront tou­jours men­acés, l’his­toire de l’e­sprit étant prise dans les cycles) la rel­a­tivi­sa­tion.
Les degrés de clair­voy­ance que per­met de décrire la hiérar­chi­sa­tion flu­ide des mon­ades chez Leib­nitz avec des con­cepts tels que “per­cep­tion” et “aper­cep­tion”, mieux que le terme “con­science” qui pèche par chosi­fi­ca­tion, donne à imag­in­er ce pro­grès des esprits cul­tivés vers une pos­si­ble con­sid­éra­tion de “tout ce qui est” et de “tout ce qui se joue entre ce qui est” de manière à iden­ti­fi­er un moment piv­ot à par­tir duquel la crise est intrin­sèque­ment liée à la qual­ité de la con­science. A un bout de l’échelle l’homme du quo­ti­di­en gag­nant un hori­zon chaque jour renou­velé comme autant de rideaux lev­és sur des scènes suc­ces­sives, de l’autre Dieu, tout con­science. Entre deux, celui qui saisit le monde des hommes et le dis­cute comme un tout afin de l’ap­pareiller à son des­tin. Homme trag­ique, et pour la minorité qui fonde son exis­tence sur l’ex­ploita­tion de l’homme du quo­ti­di­en, homme dangereux.

Lec­ture de Nico­las Couchep­in à la librairie Albert le Grand de Fri­bourg. Dans l’at­tente du bon vouloir de l’au­teur, per­son­nes debout par­mi des chais­es, emprun­tées et gen­tilles. A mon côté une dame par­le de mon livre 45–12 exposé sur une table près de l’en­trée. Nous prenons place sur deux chais­es voisines. Elle pointe un doigt sur moi.
- Mais tu es… Oui… Je suis… Enfin…
Nadine Mabille, grande amie de jeunesse de ma mère, écrivain et mar­raine de mon frère, dont l’ex­pres­sion est chao­tique:
- Alors ça… Sais-tu… Je peux te tutoy­er? Oui, mais bien sûr, juste­ment je dis­ais, tu as écrit un livre je crois, je dis­ais à Jean-François, tu con­nais Jean-François? Et tu habites.… Attend que je me sou­vi­enne… Mais tu sais, nous ne sommes pas du tout en froid avec ta maman.
Un homme se penche, tend un main dubi­ta­tive.
- Je suis Jean-François.
Lorsque j’é­tais bal­ayeur à Lau­sanne, en 1985, j’habitais à Val­mont, généreuse­ment hébergé par Nadine et Jean-François.
- Je sais, nous nous con­nais­sons.
Jean-François serre un peu plus fort ma main.
Mais voilà l’au­teur. Mas­sif, por­tant cha­peau de feu­tre et foulard artiste, par­lant un français impec­ca­ble avec l’ac­cent jurassien, aus­sitôt sym­pa­thique. C’est d’ailleurs, je m’en aperçois alors, ce qui m’amène. Cette sym­pa­thie que j’ai ressen­ti lorsque je l’ai croisé pour la pre­mière fois, il y a quelques semaine, lors de la remise du prix du Roman des Romands. Sym­pa­thie toute abstraite, déduite d’une idée fausse: un accent non châtié comme celui-là annonce une écri­t­ure franche.
Nico­las Couchep­in ramasse sur le haut de la pile qui nous fait face un vol­ume de son roman Les Men­sch, dit quelques mots d’in­tro­duc­tion, lit et lit bien. Lorsque s’as­sour­dis­sent les applaud­isse­ments un  silence inspiré saisit l’au­di­toire. Cer­tains roulent des yeux d’autres tour­nent la langue dans leur bouche. Puis vien­nent les com­pli­ments. Une dame, une autre, un mon­sieur.
- Ce qui est fasci­nant, c’est que tu as telle­ment bien su ren­dre ces per­son­nages, on croirait les touch­er, on les croirait vivants, c’est mer­veilleux.
Et le mon­sieur.
- Je crois que cette dame a tout dit, il est vrai que c’est telle­ment par­lant, on sent si bien les per­son­nages.
Et un autre dame.
- Je l’ai lu et cette his­toire de.… Enfin, je ne veux pas vous révéler la fin de l’his­toire, seule­ment vous dire que je suis telle­ment d’ac­cord. Je me demande com­ment tu as fais pour te met­tre dans la peau de ces per­son­nages qui…
- Oui, tout à fait, il sont là, ils sont…
Est-ce un club de romanciers? Une asso­ci­a­tion de psy­cho­logues? Un club de tri­cot peut-être? Ou un ate­lier de ren­con­tre, ça doit être ça.

L’af­faire des ponc­tions sur les comptes ban­caires des par­ti­c­uliers chypri­otes décidées hors débat par­lemen­taire par les tech­nocrates brux­el­lois afin de rem­bours­er les dettes con­trac­tées par les ban­ques avec l’aval des poli­tiques signe l’ar­rêt de mort de l’U­nion: soit elle valide son arbi­traire et s’im­pose par le coup d’é­tat soit elle dis­paraît à courte échéance.

Chaque nuit mon som­meil est inter­rompu à 3h30. D’abord je ne m’in­quiète pas. Puis je con­clus à une coïn­ci­dence. Le  troisième jour vient le temps de chercher des raisons. Entraîne­ments exces­sifs à la boxe, à la course, au vélo? Poids de la bière sur l’estom­ac? Ecri­t­ure men­tale? Je regarde l’heure où je me couche, non, ce n’est pas cela, car ici comme ailleurs pas de régu­lar­ité. Une fois à neuf heures, une fois à une heure. au milieu de la nuit j’ou­vre les yeux, attrape la mon­tre, con­state l’heure, 3h30, n’ai pas reposé la mon­tre que l’e­sprit s’ébran­le, crépite et imprime des phras­es. S’en­suiv­ent des sec­on­des de panique: si je ne peux tir­er le rideau très vite, la nuit est per­due. Or la panique, cette enne­mie du som­meil, con­traint le cerveau à trou­ver des parades et relance la machine à penser. Au bout de la semaine j’erre en som­nam­bule, le som­meil dans le dos. Je m’ar­rête, il roule dans ma direc­tion, pèse de son poids. Je me remet en marche et me défausse. Il suit. Les jours passent, l’or­gan­i­sa­tion du soir change. Prévenu que je serai tiré du som­meil à 3h30, je décompte les heures: si j’éteins à 1 heure, et pour peu que je m’en­dorme, ma nuit ne dur­era guère plus de deux heures. La panique qui tenait entière dans cette minute où je ten­tais de blo­quer l’e­sprit gagne du ter­rain. Avec la nuit dis­paraît le jour: activ­ité sans corps la nuit, activ­ité sans esprit le jour. Le dimanche cela cesse. La fatigue m’a­bat. Je dors. Puis une autre semaine com­mence. Je me couche. Je me con­cen­tre. J’es­saie d’ig­nor­er ce mur des trois heures trente.

Ces derniers jours, écri­t­ure con­cen­trée du troisième volet du Trip­tyque de la peur lequel traite de la pornogra­phie. Du film de bor­del des débuts du ciné­ma au gonzo numérique mul­ti­plic­ité des raison­nements disponibles. J’emprunte celui qui se présente et jette un oeil der­rière moi pour ne pas me per­dre. En fin de compte un essai pro­gram­mé mais tortueux que je finis par crainte de l’in­fi­ni. Crainte qui saisit l’ensem­ble des activ­ités de la journée. Je sais que je veux écrire ce texte, que je le dois, et dès le réveil je cherche quel sera le moment prop­ice pour le faire. Irais-je courir la piste cana­di­enne de Mon­cor ou vais-je renon­cer? Et si je cours, à quelle heure? Est-ce que j’i­rais d’abord en bib­lio­thèque? Et si j’écrivais à mon bureau? Non, j’ai à con­sul­ter les planch­es où Moe­bius par­le des homéo­p­utes. Et si je com­mençais par le tra­vail, celui qui rap­porte, celui qui n’in­téresse pas? Révi­sion des fac­tures, plainte auprès d’un quar­teron métèque d’Ile-de-France pour un affichage pirate, instal­la­tion de cadres au sil­i­cone. Quand soudain il est 12h55, l’heure du déje­uner à la can­tine uni­ver­si­taire, l’heure à laque­lle les étu­di­ants repren­nent leurs cours. Ces journées sont un casse-tête pour petit vieux.

Il y a quelques années je déje­u­nais avec un homme d’af­faires au World Trade Cen­ter de Grat­ta-Paille. Chemise à col raide, veste bleu nuit, assis de côté dans sa chaise, l’oeil à tout, au ser­vice, au temps qu’il fait, aux femmes, celui-ci écoutait mes ques­tions et y répondait en addi­tion­nant des chiffres, des posi­tions, des inputs et des out­puts. Con­seils au demeu­rant fort utiles, prodigués avec crâner­ie et générosité. Le repas dure, nous prenons du café, alen­tour les tables se vident — ce qui donne tou­jours un sen­ti­ment de puis­sance, comme si la réus­site était acquise. Il sait main­tenant le type de société que je veux mon­ter, il a éval­ué mon degré d’hon­nêteté, mes chances de suc­cès et n’ig­nore pas que je suis intéressé par une col­lab­o­ra­tion, et c’est pourquoi, au moment où je tends la main pour dire au revoir, il insiste pour me rac­com­pa­g­n­er et me rac­com­pa­gne ain­si jusqu’au troisième sous-sol, chem­i­nant à mon côté sous le pla­fond bas du park­ing souter­rain, pour ne me lâch­er qu’une fois qu’il a vu ma voiture. Alors, ras­suré par sa taille et par la mar­que, il me sert la main.

Fin de la journée d’écri­t­ure, assis à mon bureau un demi litre de bière en main j’ap­pelle Gala en visio­phonie. Sa voix, pas d’im­age. Je fais la remar­que.
- Ah zut! Tu es tou­jours là? Je ne sais pas trop com­ment on fait. Est-ce que le bou­ton à gauche?
- Je te rap­pelle.
- Com­ment?
- Je dis, je te rap­pelle!
Je finis la bière, j’en ouvre une autre, je rap­pelle. Son vis­age à l’écran, dans le noir.
- Il fait nuit sur la Côte-d’Azur?
- Non, pourquoi?
- Allume, je ne te vois pas!
- … là, attends, où est l’in­ter­rup­teur? Voilà, tu me vois?
Elle se coiffe, me par­le de sa bat­terie, de la prise et à nou­veau du bou­ton.
- Ah décidé­ment! A moins que… Ça marche chez toi?
- Tou­jours. Tu vois bien, je suis là.
- Si je décon­necte le témoin de bat­terie me sig­nale…
- J’en ai rien à faire de tes prob­lèmes de gad­get!
- …
- Tu as enten­du?
- Si c’est comme ça on s’ap­pelle demain.

Selon Lacan la para­noïa est une ver­sion de la vérité. Ce qui ne veut rien dire me plaît.

Etre inscrit sur la liste nationale des per­son­nes recher­chées, selon l’ex­pres­sion de la gen­darmerie française, n’est pas pra­tique lorsqu’on pos­sède une mai­son pleine de livres, de meubles et de chauffage dans ce beau pays: cela oblige à tra­vailler de la télé­com­mande. Cour­ri­er au voisin pour qu’il vide la boîte à let­tres, don­né d’or­dres à la femme de ménage qui fera ce qui lui plaît, relève à dis­tance des chiffres de l’élec­tric­ité et pour les ren­dez-vous, je dis oui puis je pré­texte un voy­age à l’é­tranger. Mais voilà que des acheteurs veu­lent me ren­con­tr­er. La dernière fois que je suis allé à la mai­son, c’é­tait couché sur la ban­quette arrière d’une voiture. Le lende­main j’ap­pre­nais qu’aus­sitôt par­ti les gen­darmes débar­quaient, sans doute aver­tis par le maire dont la bêtise n’a d’é­gal que le tal­ent de col­lab­o­ra­tion. En somme seul le chat prof­ite de la sit­u­a­tion. Mon­té chez le voisin, il dis­pose désor­mais d’un panier et d’une cuvette rem­plie de bis­cuits. D’ailleurs il est tombé malade. Le voisin m’ex­plique que le vétéri­naire a posé une collerette et lui a regardé les dents. Pour ne pas être en reste, je fais en cour­ri­er dans lequel je souhaite que le chat se remette de mal­adie et demande où est la clef de la maison.

Faisant face au prêtre ensoutané qui men­ace de me tuer.
- C’est vous que vous cherchez à tuer!
Nous emprun­tons alors un couloir. Au fond deux hommes iden­tiques. Quand le prêtre les fixe ils se changent en femmes.
- Tout ça parce que vous avez conçu le péché! lui dis-je.