Mon caractère me pousse aux extrêmes. Pour le meilleur, l’étude, le sport, pour le pire, la beuverie, la rage. Depuis toujours, et au moins depuis l’adolescence, je mise sur ce mode d’atteinte de l’équilibre. Si je ruine ma santé avec méthode, peu après, je recrée de la santé, ou si je fais lit à l’imbécillité, je me force aux meilleures lectures, attitude liée au caractère qu’il est désormais trop tard d’espérer changer, mais qui ne va pas, l’âge aidant, sans poser la question de la fatigue, car l’équilibre par les extrêmes est fort consommatrice d’énergie.
Mois : décembre 2012
Après une séance d’échauffement dans l’espace commun du club, je descends dans la salle de boxe, tire ma corde à sauter, me place en face des miroirs et fait de l’exercice. La porte s’ouvre. Je suis surpris. D’habitude il ne vient personne l’après-midi. Sans lâcher le rythme, je salue. Pas de réponse. Le gars s’avance, allume la chaîne stéréo. Il a une trentaine d’années, il est d’un physique courtaud, ses membres sont épais, musculeux, sa peau laiteuse. Son visage n’est pas laid mais déplaisant car sans expression. Ni émotion ni expression. Des ridules sur un fond farineux, et des yeux enfoncés de fouine. Il aligne deux trois directs en grognant puis me rejoint devant les miroirs. Quand la musique qu’il a choisie démarre, il enchaîne des mouvements rapides de danseuse, se déhanche, virevolte, sautille, fait des génuflexions, des écarts. Le lendemain, vendredi, je suis sur le quai de la gare de Fribourg, j’attends les enfants qui arrivent de Genève. Deux policiers surveillent, l’un des deux est mon gars. Il porte le gilet par-balle, la matraque, la lampe-torche, les menottes, et un attirail secondaire. Il parle avec son collègue en fixant le vide. Le mardi, à l’entraînement de boxe, il est là. Pendant que nous bandons nos poignets et échangeons quelques mots en camarades, lui est à l’écart, nouant ses bandes avec sérieux. A la fin de la période, après les phases techniques au sac, comme nous sautons à la corde j’ai la malchance de toucher au vol sa corde. Il se retourne et me fusille du regard. Aux vestiaires, il secoue dans un petit bidon un breuvage jaune qui évoque le porridge et le boit en soufflant.
Dimanche à Biollon chez Jean-Claude Guex, ingénieur et pilote qui a construit dans les années 1970 un avion de modèle expérimental dont certaines pièces proviennent des 43 Mirages RS commandés par la l’armée suisse et restés en caisse. Cette affaire des Mirages qui a coûté son poste de conseiller fédéral en charge du Département militaire au vaudois Chaudet en 1961 pour mauvaise gestion des fonds publics trouve ici un final anecdotique que je me réserve de tourner en dérision dans la seconde partie du Tryptique de la peur consacré au perfectionnisme et à l’absurde administratif.
La notion fondamentale de court-circuit chez Bernard Stiegler. Enfants détournés de la lecture, parents captifs des flux d’images. La connaissance n’alimente plus la connaissance. Prend forme un anti-intellectualisme qui n’est autre que le sursaut d’orgueil ressenti par l’individu devant sa paresse. Augure de temps détestables.
Film affligeant que ce Shoot on sight de Jag Muhdra, réalisateur anglais et musulman. Sous prétexte de dénoncer une fait divers, le meurtre par la police anti-terroriste d’un pakistanais innocent, il referme sur le spectateur un piège intellectuel en le forçant à prendre position face à une question, celle de la justice, envisagée d’un pont de vue manichéenn et religieux. La naïveté comme la propagande que nous subissons au quotidien par le fait des médias empêche de voir que le réalisateur installe au coeur de la démocratie une vision théocratique de la justice . Les personnages du drame, citoyens du Commonwealth devenus résidents anglais, sont tributaires d’une psychologie structurée par la foi. N’ayant, comme la plupart des musulmans, pas accès au texte sacré en raison de l’obstacle de la langue (l’arabe leur est inintelligible), ils se soumettent au discours doctrinal d’un imam qui mêle politique et religion, d’où une approche ritualisée et pauvre de la croyance. Dès lors est mise en place derrière le fait divers que narre le film une conversion des valeurs post-révolutionnaires de l’Europe à des principes antédiluviens relevant peu ou pour des guerres de religion. L’erreur rédhibitoire du spectateur qui cherche sa position morale face aux faits exposée est de prendre parti in fine pour le musulman intégré (il est commissaire de police, donc au service de Sa Majesté) contre une poignée de fanatiques qui revendique un islam de combat. Or c’est toutes les valeurs de la communauté qui devraient être niées, et je dirais, plus encore celles des musulmans visiblement intégrés car ces derniers étant majoritaires, ce sont eux qui , incapables de comprendre la laïcité, c’est-à-dire la mort de Dieu comme progrès fondamental de l’évolution humaine, réintroduisent dans les moeurs et la politique, une schéma de foi primitif.
Mel à qui j’annonce que j’ai le projet d’écrire un essai dont la teneur, philosophique et politique, déplaira certainement à notre vivier de clients, me considère sans répondre.
- Je te le dis afin d’anticiper sur des conséquences dont pourrait pâtir l’entreprise, lui dis-je, mais nous avons le temps de réfléchir, le livre ne sortiras pas avant deux ans… deux ans au plus tôt.
Fin de la réunion à Lausanne, dans la chambre dérobée de l’Antiquaille.
Le lendemain, coup de téléphone. Mel explique qu’il n’a pas fermé l’oeil de la nuit. Ce matin au bureau, me dit-il, tandis que je facturais, chaque fois que je lisais le nom d’un client, je pensais: nous allons le perdre.
Il conclut:
- Tu ne peux pas faire ça.
Faire quoi au juste? Quand j’ignore toujours comment organiser le propos du livre.
Ce 28 novembre en soirée, jour de mon anniversaire, je vois que ma réservation est pour un restaurant de périphérie. Un taxi nous y emmène. Le patron nous attribue une table en me saluant de mon nom, mais fait remarquer qu’il est encore tôt, 20h30, qu’il n’a pas allumé le feu et d’ailleurs j’ai réservé pour 21h30. J’explique que c’est une fête, que nous avons le temps, Gala demande des olives, je choisis un vin. Et à minuit, lorsque nous finissons de boire et de manger (jamon de bellota de Guijuelo, alcachofas a la brasa, solomillo de ternera, Rioja et Ribera del Duero) deux patrons enchantés nous raccompagnent, nous serrent la main, éteignent le feu et ferment la porte; de la soirée, personne n’à franchi le seuil de l’établissement.