Toute possession des moyens du pouvoir devient aussitôt pouvoir en acte. Obstacle sur laquelle risque de butter avant même de porter ses fruits la société du savoir qu’annonce optimistes les tenants d’un usage ouvert des nouvelles technologies.
Mois : décembre 2012
Je veux dire quelque chose de compliqué mais la situation est fermée au compliqué et je passe pour un idiot. Pour communiquer ce que mon intuition me représente il faudrait plusieurs phrases, or le temps manque. L’interlocuteur coupe court. Hier par exemple: comme nous sommes éà l’entraînement sur un fond sonore constitué d’une bande-son anonyme résonne un titre des Eurythmics. D’un clin d’oeil ma voisine souligne son plaisir. Oui, dis-je aussitôt, mais cela ne va pas durer. Pourtant le titre se déroule, et la voisine de hausser les épaules. Ce que je voulais dire, c’est: le titre original va être enseveli sous les éléments du remix, le court rappel que l’on vient d’entendre donne à croire que nous allons entendre le titre original des Eurythmics quand il ne s’agit que d’un motif destiné à rehausser une bande-son par ailleurs constante dans sa répartition des rythmes. Bref, un truc impossible à communiquer en une phrase. Un peu plus tard, dans l’espace commun où nous sommes quelques uns à faire des échauffements, surgit la réceptionniste. Elle s’adresse à un garçon:
- C’est vous qui a rendez-vous?
Le garçon approuve.
- Non, c’est moi, dis-je.
A l’arrière-plan, le professeur approuve, il a rendez-vous avec le garçon.
Mais je persiste.
- C’est moi.
La réceptionniste hésite.
- Dehors? dis-je encore.
Il faut dire que j’ai compris:
- C’est vous qui avez un vélo?
Rue du Tilleul chez l’horloger Vollichard. Je retire mon écharpe, mes gants, ma veste, et j’attends. Suis accoutré plutôt qu’habillé. Aidé de son père, une jeune femme choisit une pendentif sous les yeux d’une employée tandis que les propriétaires passent avec nonchalance de l’atelier au comptoir. Cette absence d’empressement, qui inclinerait à croire que je suis traité en curieux est en fait une marque de calme. Je vais aux présentoirs, regarde un à un les modèles qui ne me plaisent pas et me persuade qu’ils ne me plaisent pas, puis reviens au comptoir. L’un des vendeurs s’adresse alors à moi, nous sortons de la boutique, je lui désigne dans la vitrine les modèles qui ont retenu mon attention, une Tissot, une Certina, une Hamilton. Il les dépose sur un coussin de velours et donne les explications: mouvement, cadran, écrans secondaires, bracelet. Les prix vont du simple au triple. Il fait fonctionner les chronomètres. Limite du temps mesuré 30 minutes. Inutile, luis dis-je. J’ajoute que le chronomètre m’importe peu, j’achète pour l’esthétique. D’ailleurs je n’ai aucun besoin d’une montre. L’horloger est titillé, et grand. Très grand. Il passe les deux mètres, et même quand il se penche pour remonter le mécanisme, je dois encore me démancher le cou pour attraper son regard. Mauvaise nouvelle, la Tissot que je vois en vitrine depuis plusieurs semaines me semble, maintenant que je l’ai au poignet, sans qualités. Et pour cause, j’ai fait sortir la Hamilton, plus fine, plus originale, et qui vaut le double. Quel sport pratiquez-vous? fait le vendeur. Tous les sports, lui dis-je, mais je le rassure: pour le sport j’ai mes montres en caoutchouc. De fait, c’est la première fois depuis que mon grand-père m’a offert pour mes dix ans une Mirexal de supermarché que j’achèterai autre chose qu’une montre de caoutchouc. Survient le second vendeur. Même taille que le premier, le visage moins formé, des yeux d’eau. A en juger par le physique et les manières, précises et lentes, des frères. Bref silence pendant lequel j’entends la jeune femme jeter son dévolu sur un pendentif serti d’une perle. Je place mes bras devant moi, la Tissot au poignet gauche, la Hamilton au poignet droite. Soudain je sors de la boutique, et les vendeurs me regardent faire sans bouger. Le temps de vérifier que mon vélo est toujours appuyé à l’extérieur, je reviens au comptoir. Nulle émotion sur les visages des frères reprennent l’attente là où je l’ai interrompue. Je pose la Tissot sur le coussin de velours et tends la Hamilton. Le vendeur la regarde comme s’il allait se séparer d’un objet intime et dit: je vais la vérifier. Puis il la place dans une boîte et commence un emballage cadeau qu’il peaufine pendant cinq minutes. Cependant nous parlons des boîtes. Je connais un fabricant de boîtes à Bangkok, le vendeur un fabricant de boîtes en Chine. Vous imaginez, me dit-il, trois mille personnes fabriquent des boîtes du matin au soir. Il ajuste un morceau de scotch sur le côté de la boîte où se trouve la montre Hamilton et ses mains semblent à grande distance de son visage.
La nuit durant chassé par des gardes civils franquistes. A mes côté, fugitif lui aussi, le maçon ex-prisonnier que j’ai engagé en 2011 sur les chantiers de Lhôpital, homme râblé à la peau bleue. A mon habitude, je me réveille six, sept, dix fois dans la nuit, mais rien n’y fait, les policiers me retrouvent et continuent la chasse. Pour reprendre l’avantage je rentre dans un immeuble dont je gravis les étages, mais bientôt de retour dans la rue, je comprends qu’il n’y a pas moyen de leur échapper et sais que je finirai enfermé dans une pièce à barreaux, pièce enclose dans un bâtiment de centrale, bâtiment lui-même serré entre des murs. Leurs bicornes a revers plat, képi craint par la population sous Franco mais objet d’allure parfaite traduit l’implacabilité de mon destin: la prison.
A la librairie Albert-le-Grand, où je vais pour placer en dépôt les exemplaires d’un livre que Jean-Jacques Bonvin veut soutenir, la libraire me montre des photographies de la future bibliothèque de la fondation de Vera Michalski qui sera créée au-dessus de Morges. Rayonnages de bois noble, coursives aux parquets lustrés, isoloirs, lumière paisible, l’ensemble évoque un cabinet savant ou une coque de bateau dans un film de Terry Gilian, mais ce qui me frappe c’est la fascination chez la libraire à la contemplation de ces rayonnages vides.
Calaferte évoque dans Traversées, Carnets XXII, le larcin commis par un apprenti boulanger de son village qui valut à ce dernier de se perdre au regard de la société. Il met en évidence cette bascule, le hasard qui veut que pour la même faute, l’un hypothèque sa vie tandis qu’un autre s’en tire indemne . Avec vingt ans de recul, il faut constater que le climat de suspicion général qui règne dans la société modifie la donne de manière paradoxale. La faute est aussitôt à charge, la société stigmatise et rejette qui s’en rend coupable, mais dans un second temps, du fait peut-être de cette intransigeance, le rachète, l’aide, le purifie et le recycle, ce qui traduit un manque d’assurance moral, toute opération étant désormais réduite à la technique.
Par concours de circonstances plusieurs personnes me demandent ces jours si j’écris encore du théâtre, à quoi je réponds, “non” et “je n’en écrirai plus” et “le milieu est imbécile”, “il est malhonnête”. Avant d’ajouter qu’il me plairait malgré tout de mettre en scène deux situations, la rencontre entre les premiers Boers et les tribus noires d’Afrique du Sud telle que la rapporte Hannah Arendt dans L’Impérialisme et l’histoire de cette secte aux rites sexuel aberrants dans l’Allemagne du moyen-âge dont parle Greil Marcus dans Lipstick traces.