Je surveille de très près mon foie ce qui revient à fermer les yeux pour savoir si je ressens un pincement là où on m’a dit qu’il était.
Mois : décembre 2012
Le dimanche je lavais la Mustang au jet rue Arcos de la Frontera. Pour ce service mon père me donnait 100 pesetas, soit Fr. 1,50, une somme qui permettait d’aller au cinéma sur la rue principale d’Aravaca. Les commerces du village étaient alignés de part et d’autre de la route pour Tolède et à chaque extrémité se trouvait un cinéma. La première salle, plus petite, prenait place dans une salle basse, en prolongation d’un bar. Ordonnés sur le même plan les sièges formaient des rangées plus larges que l’écran et deux piliers de béton obligeaient le spectateur mal placé à se pencher pour suivre l’action. L’autre salle, dotée d’un foyer, d’une galerie, de balcons et d’une scène à rideau était un véritable paquebot des heures de gloire du cinéma. Deux guichets de bois nous accueillaient dans l’entrée, pour gagner nos sièges nous marchions sur un tapis rouge qui grimpait un escalier d’apparat. Un ouvreur déchirait nos tickets et nous guidait avec une lampe de poche. Le ticket à 150 pesetas donnait droit à deux long-métrages, la séance durait quatre heures. Pendant l’entracte nous restions dans la salle. Je ne me souviens pas d’avoir vu un adulte assister aux projections. Les gamins venaient des deux parties du village que délimitait la route de Tolède: en partie basse les espagnols des quartiers populaires, en partie haute les enfants de bonne famille logés dans des villas avec piscines. Personne ne s’inquiétait de ce que nous voyions dans ce cinéma. A l’exception de films ouvertement pornographiques (dont personne n’eut songé à nous interdire l’entrée), nous voyions tout. Un certain dimanche il y eut une séance gratuite et la salle se remplit d’espagnols des quartiers bas. Un homme en costume monta sur scène et parla longuement tandis que défilaient sur l’écran des diapositives. Lorsque le chahut était trop fort, il interrompait son discours et jetait des Chupa Chups dans la salle. Je me souviens des sucettes et de l’attitude gauche de l’animateur pas du produit vanté dans ce qui devait être, en 1977, l’une des toutes premières opérations de marketing de la nouvelle Espagne. Les jours de Western, nous nous emportions nos armes au cinéma.
Bilan juste mais bilan absurde de l’Occident qui nie les valeurs au nom desquelles il a sacrifié tant d’hommes, produit tant d’efforts, surmonté tant de crises. L’expression dernière de notre force est un retournement: nous introduisons dans le corps de la société des légions d’individus dotés d’une morale simpliste qui n’ont su ni dépasser Dieu ni travailler la raison. J’ai en horreur cette sape, mais il me vient de la haine lorsque les tenants du discours général, nihilistes aboutis, présentent comme un progrès cette défaite volontaire.
Séance éprouvante chez le dentiste, la bouche pleine d’outils. Le jeune docteur fribourgeois en début de carrière démonte les réparations de fortune faites ces trois dernières années par le praticien de Seyssel. Sept , huit, dix fois, ce dernier m’a fait venir dans son cabinet au second étage d’une maison de pierre grise au-dessus des berges du Rhône. Assis sur la chaise j’apercevais dans l’encadrement de la fenêtre la vierge blanche de plâtre que la mairie a maçonné sur le pilier majeur du pont. Dentiste sympathique mais sans assistante, opérant dans une pièce mal chauffée aux parois de carton gonflées d’eau. Et après chaque intervention, cette annonce: oh là, ne croyez pas si bien dire, on est encore loin du compte! Dans les premiers temps, ravi de payer un prix modique — le prix moyen que rembourse l’assurance maladie française — j’éventais les doutes de Gala quant à la qualité des soins. Pourtant l’intuition, si je m’y étais fié, m’eut averti: n’ai-je pas écrit la première nouvelle de Sinistoria, Frère John en pensant à ce dentiste (le dentiste arrache les dents du religieux et les jette dans un poubelle puis s’en va dormir)? Effet pervers de la médecine sociale à la française qui bloque les prix pour garantir l’accès aux soins: afin d’être payé au prix qu’il croit mériter, le professionnel démultiplie les visites et s’en débarrasse à la va-vite. Ce qui m’a valu de souffrir ce matin. Là encore: nous sommes à mi-parcours, dit le Fribourgeois, il y a du travail.
Etan de retour de Cuba où il est parti en catastrophe et dont il revient catastrophé décrivant la beauté fruste des paysages, la pauvreté et l’humeur sauvage des gens, le Whisky bu à grands traits sur une terrasse de bois où les voisins “se succèdent sans aucun besoin de parler” et enfin cet aéroport de Santiago qu’il rejoint à pied, de nuit et à travers champs, forcé de corrompre un agent de voyage pour monter à bord d’une avionnette où il n’y a plus une place de libre. Le voici à Fribourg, dans la neige, réclamant des détails sur le marché de la location dans la ville, me consultant comme l’oracle pour que je dise si Fribourg est le lieu d’avenir de la Romandie, ou au moins un havre, lui qui veut croire que Cuba est pas le parage de sa deuxième vie.