Rue du Tilleul chez l’horloger Vollichard. Je retire mon écharpe, mes gants, ma veste, et j’attends. Suis accoutré plutôt qu’habillé. Aidé de son père, une jeune femme choisit une pendentif sous les yeux d’une employée tandis que les propriétaires passent avec nonchalance de l’atelier au comptoir. Cette absence d’empressement, qui inclinerait à croire que je suis traité en curieux est en fait une marque de calme. Je vais aux présentoirs, regarde un à un les modèles qui ne me plaisent pas et me persuade qu’ils ne me plaisent pas, puis reviens au comptoir. L’un des vendeurs s’adresse alors à moi, nous sortons de la boutique, je lui désigne dans la vitrine les modèles qui ont retenu mon attention, une Tissot, une Certina, une Hamilton. Il les dépose sur un coussin de velours et donne les explications: mouvement, cadran, écrans secondaires, bracelet. Les prix vont du simple au triple. Il fait fonctionner les chronomètres. Limite du temps mesuré 30 minutes. Inutile, luis dis-je. J’ajoute que le chronomètre m’importe peu, j’achète pour l’esthétique. D’ailleurs je n’ai aucun besoin d’une montre. L’horloger est titillé, et grand. Très grand. Il passe les deux mètres, et même quand il se penche pour remonter le mécanisme, je dois encore me démancher le cou pour attraper son regard. Mauvaise nouvelle, la Tissot que je vois en vitrine depuis plusieurs semaines me semble, maintenant que je l’ai au poignet, sans qualités. Et pour cause, j’ai fait sortir la Hamilton, plus fine, plus originale, et qui vaut le double. Quel sport pratiquez-vous? fait le vendeur. Tous les sports, lui dis-je, mais je le rassure: pour le sport j’ai mes montres en caoutchouc. De fait, c’est la première fois depuis que mon grand-père m’a offert pour mes dix ans une Mirexal de supermarché que j’achèterai autre chose qu’une montre de caoutchouc. Survient le second vendeur. Même taille que le premier, le visage moins formé, des yeux d’eau. A en juger par le physique et les manières, précises et lentes, des frères. Bref silence pendant lequel j’entends la jeune femme jeter son dévolu sur un pendentif serti d’une perle. Je place mes bras devant moi, la Tissot au poignet gauche, la Hamilton au poignet droite. Soudain je sors de la boutique, et les vendeurs me regardent faire sans bouger. Le temps de vérifier que mon vélo est toujours appuyé à l’extérieur, je reviens au comptoir. Nulle émotion sur les visages des frères reprennent l’attente là où je l’ai interrompue. Je pose la Tissot sur le coussin de velours et tends la Hamilton. Le vendeur la regarde comme s’il allait se séparer d’un objet intime et dit: je vais la vérifier. Puis il la place dans une boîte et commence un emballage cadeau qu’il peaufine pendant cinq minutes. Cependant nous parlons des boîtes. Je connais un fabricant de boîtes à Bangkok, le vendeur un fabricant de boîtes en Chine. Vous imaginez, me dit-il, trois mille personnes fabriquent des boîtes du matin au soir. Il ajuste un morceau de scotch sur le côté de la boîte où se trouve la montre Hamilton et ses mains semblent à grande distance de son visage.