Couru de l’hôtel jusqu’à la cimenterie qui sépare en bord de mer Malaga de la Cala del Rincón. À mi-distance, les squatters qui vivaient sous tentes et faisaient cuisine commune dans des garages désaffectés ont été évacués. Un haut grillage marqué Police entoure les pins. Pins étroits et sans feuilles. Plus petite que tonsure de moine leur frondaison flotte haut dans le ciel. Accès interdit. Règlement des hommes. Je me faufile entre le grillage et les vagues, piétinant des déchets, seau, canettes, piquets. Quelques marches permettent ensuite de se hisser de la plage sur un socle de béton. Commence alors la longue promenade qui emmène les touristes sur huit kilomètres de baie en baie. Les maisons où vivaient autrefois les pêcheurs sont mitoyennes et trapues. Certaines aux facades si modestes qu’y inscrire une fenêtre et une porte est une gageure. Au rez des dizaines de restaurants flanqués de terrasse. À la belle saison, le poisson grille dans des barques remplies de sable sur lequel est allumé un feu. Arrivé près de l’éperon rocheux que surmonte la cimenterie, je fais quelques exercices sur ces machines de gymnastique que l’Etat distribue depuis quinze ans à travers le pays. Sur le retour, un pêcheur à la ligne, un Mexicain. Debout il observe le large. Eau verte, remuante, froide, et des dragueurs couleur rouille contre l’horizon et du côté de Santa Pola. Il a récupéré le seau que j’ai aperçu tout-à-l’heure pour y mettre ses prises. Destin linéaire de cet homme fuyant la pauvreté dans son pays et se nourrissant ici de ce que la mer offre.
Mois : décembre 2012
Nuit tenue par une seule obsession. J’écris une scénario de film. Holywood attend. De même que mon personnage, qui est assis en coulisse, tandis que je ronge ma plume. L’histoire se déroule le 10 septembre 2001, la veille des attentats. Le jardinier du Pentagone reçoit un appel de bon matin. Un inconnu qui se présente commeq son supérieur hiérarchique lui demande de réunir son équipe et de crueser le gazon devant le Pentagone pour y inscrire la trace que fera le lendemain l’avion qui doit s’écraser sur le bâtiment. Le jardinier comprend la demande, il s’agit de simuler un attentat qui n’aura pas lieu. Il est pris de doutes, ne sait si se confier à ses amis, appeler la presse ou faire ce qu’on lui demande. Jusque là tout va bien, mais je peine à trouver les images qui me permettront réaliser un long-métrage et tandis que le personnage attend derrière la porte, je retourne le problème dans tous les sens, craignant, si j’abandonne le mandat que Hollywwod m’a confié d’être à mon tour jugé pour trahison comme le serait le jardinier dans le film s’il refusait de tracer le sillon marquant le lieu de la chute de l’avion qui s’abattra le lendemain sur le Pentagone.
Défilé joyeux et bavard des promeneurs dans les rues de Malaga en cette fin du mois de novembre. Il fait froid, du moins pour les Andalous qui portent ècharpes et bonnets où je me contente d’une veste légère sur une chemise. À deux pas de l’hôtel Atarazanas dont nous sommes à peu près les seuls clients, la rue du chocolat; sur le coup des seize heures, les tables qui l’encombrent se remplissent; lez voici bientôt toutes et les nouveaux venus font la file tandis que les serveurs apportent sur des plateaux d’argent des porras découpées au ciseau et versent le chocolat. L’Espagne qui chancelle et proteste semble être une invention des journalistes. Ici, ni immigrés ni mendiants roumains. Ils ne paraissent pas au centre, me dit une voisine. Cantonnés dans les faubourgs, cantonnés dans les quartiers d’immeubles des années 1970, cantonnés. Venus trop tard au banquet, ces gens-là évoluent dans des cercles secondaires. Pourtant la semaine précédente, installée près d’Alicante pour quelques jours, ma mère me disait ne plus reconnaître la société espagnole, une société brusquement appauvrie, lente, perdant le sourire, perdant consistance. À Torrevieja, au mois d’avril, je faisais le même constat. A Avila en revanche, comme à Malaga, sentiment d’un peuple qui résiste. Et qui, je le crois, résistera: la démocratie est encore jeune, le souvenir des temps martiaux vivace. Et puis l’espagnol est terrestre, il est anti-idéaliste. Si le paradis existe, il a son lieu, l’autre-monde. Dix fois je parierai l’Espagne contre la France. Pari facile: d’ores et déjà la France est en perdue.
Des flocons gros comme l’hostie sur Fribourg. Rue du Criblet les enfants jonglent, ouvrent la bouche et avalent ce qui tombe du ciel. La ville est blanche, elle fond, le temps se brouille et la neige tombe encore. Les voitures patinent, des pères hilares tirent des bébés sur des luges dont les patins font grincer le bitume. Toujours la même affaire, le temps de descendre à la cave, les hommes de la voirie on répandu le sel. Dans la montée de l’hôpital des Bourgeois mon pneu de vélo tourne à vide, plus tard, au club de boxe, le professeur renonce à ouvrir la fenêtre. Evénement rare, les trains sont arrêtés. Puis les routes, l’autoroute. C’est le jour que je choisis pour aller récupérer la BMW. La garagiste — une femme en salopette aux yeux bleus épais — à monté des pneus d’hiver. Bulle est noyé dans le brouillard, la Gruyères prise dans une tornade de neige. L’album de Meira Asher, Spears into hooks, ajoute une note d’apocalypse à ce décor bouleversé.