Mois : mars 2012

Demi ‑heure de course con­tre la pente, puis je pédale en regar­dant avec les enfantsStar­ship Troop­er, mas­sacre rigo­lo, pré­pare de la viande crue aux câpres, à l’échalotte, à la moutarde, au Whisky, ressens des ver­tiges, bois du vin, allume un feu. Nous retournons dans l’ate­lier regarder un Hitch­cock, La Corde. Les enfants au lit, j’avale un sachet d’aspirine, me couche. A trois heures Arto frappe à ma porte: “je n’ar­rive pas à dormir”. De mon côté pas fer­mé l’oeil: écrit trois pièces pour Sin­is­to­ria, mau­dit Gala, organ­isé mes entre­tiens avec les avo­cats, la banque, la police. Arto se ren­dort, pas moi. A 5h30 je suis debout et manque tomber dans la douche. Ver­tiges accen­tuée. Il pleut. Je glisse une fac­ture de l’as­sur­ance mal­adie et songe à me présen­ter aux urgences suiss­es une fois déposés les enfants à l’é­cole. Brouil­lard sur la route. La voiture d’en­tre­prise rem­plie de cadres pré­parés par la femme de ménage et son mari ce dimanche, de scotch, d’af­fich­es, de paires de chaus­sures (tra­vail-pluie-pas pluie), de man­u­scrits, de télé­phones, de livres. 6h20 arrêt à la boulan­gerie de Bel­le­garde, crois­sants de récréa­tion, baguette de sec­ours. Arto au train de Satigny, Loé à l’é­cole avec une heure d’a­vance sur la cloche. Olof­so en pyja­ma, à qui j’emprunte un cad­die à com­mis­sions mod­èle grand-mère. Autoroute pour Lau­sanne, embouteil­lage vers Morges. Dido, seul disque à bord, en boucle. Yver­don, aux Ingénieurs, halte toi­lettes, affichage et dépôts de fly­ers. Affichage en ville. Sourires dans les cafés. Des ivrognes et des vieil­lards au comp­toir. Il est tôt. Bru­ine. N’ayant glis­sé que CHF 0,50 dans l’horo­da­teur, je cours: 25 min­utes pour com­pléter la tournée. Neuchâ­tel. Dépôts et affichage à la Haute école de ges­tion, puis la voiture pour les bor­ds du lac, hau­teur uni­ver­sité. Je ren­tre dans les cafétérias, sac au dos, je scotche, je pho­togra­phie les affich­es posées. Neuf heures, 80 A2 dans la ville et dépôts pour le Cul­ly Jazz dans les bistrots. B. appelle. Il veut des ren­seigne­ments pour le devis Euroscg. Quel prix le visuel? Quel couleur les T‑shirt des employés? Où les trou­ve-t-on? Je toque aux vit­rines de H&m. Fer­mé: lun­di. J’in­siste. Une vendeuse ouvre. Elle con­seille. Des polos orange? Non, pas dans notre col­lec­tion d’été. Je rap­pelle B. Con­sulte le site de L.O.G.G. Ce que m’a dit la vendeuse de H&M. Puis direc­tion le canal de Thielle et Fri­bourg. Je cherche un restau­rant sur les bor­ds de route, repère au pas­sage la prison de Bel­le­chas­se (dont il est ques­tion dans la biogra­phie de papa que j’écris ces jours), plus d’essence, cherche la sta­tion la moins chère, roule sur Düdin­gen, renonce à trou­ver un plat du jour dans les vil­lages, gare la camion­nette devant la cathé­drale, com­mande le menu au Café des Arcades. La serveuse hon­groise apporte le plat avant la soupe, la patronne hon­groise apporte un café au lieu de l’ex­pres­so. Un client me livre des affich­es devant le café. Je déplace la camion­nette. Deux heures payées au-dessus de l’u­ni­ver­sité Mis­éri­corde. Un marteau-piqueur de vrille les oreilles tan­dis que je charge mon cad­die de fly­ers et d’af­fich­es, rem­plis mes poches de scotch dou­ble-face, de scotch clair, la tru­elle, la liste des lieux, la carte de Fri­bourg, les leviers pour cadres sécurisés, et le chif­fon, le pro­duit à vit­res, les deux porta­bles. Il pleut. Je dessers Tivoli, la rue du Tem­ple, le Bd de Pérolles, la route de la Fonderie. Au Fri-Son, les net­toyeurs me tirent un café. Je change les affich­es. Cadre dou­ble, celui des parte­naires, impos­si­ble à manip­uler. J’ai le mal­heur de pos­er les affich­es au sol, elles pom­pent l’eau sale. Et à mesure, il me faut jeter des kilos de papil­lons, de brochures, de cat­a­logues pirates dans des poubelles de villes faites pour les mégots cig­a­rettes, ser­rées comme un fion. Suis dans un tun­nel, au pas de course, lorsque le télé­phone sonne. Une dame. Vous pou­vez vis­iter main­tenant si cela vous con­vient. Je demande qu’on me répète l’adresse. En effet, c’est moi, mer­ci : j’ai envoyé une demande la veille. Je reviens à la camion­nette. Détrem­pé. Je retire mon pan­talon de tra­vail, mes godil­lots, mon gilet, je passe une chemise blanche, un jeans. Petite vil­la rue des Dail­lettes. La dame me fait venir à 16h30 pour que je ne réveille pas son bébé. Il est réveil­lé. Bel apparte­ment, avec jardin, mais : il faut faire la concierg­erie. Dame est bolivi­enne. Nous pas­sons à l’es­pag­nol. Je retourne gar­er au cen­tre, me change, cours à la rue de Romont, trie des pirates dans un présen­toir, me recoiffe dans un WC pub­lic. Deux­ième vis­ite. Prévue à 17h15. A l’heure dite je suis à la rue du Criblet. Mais je n’ai pas le numéro de l’im­meu­ble. Je cherche le nom de la locataire sur les éti­quettes des boîtes, ne trou­ve pas. Je cours jusqu’à la route des Arse­naux, fouille sous les affich­es, trou­ve mon bloc: c’est le 6! Je cours jusqu’au Criblet et sonne . Pas de réponse. J’ap­pelle le père de la locataire. Ma fille arrive, elle va vous ouvrir. Vis­ite de l’ap­parte­ment. 5 min­utes. Rien à voir. Petit, mod­erne, sans intérêt. Par­fait. Je dis: je prends. Je retourne aux Arse­naux. La neige com­mence de tomber. Autoroute pour Lau­sanne. Dido, en boucle. Détout par l’u­ni­ver­sité. Park­ing de l’In­ternef. Quand j’ou­vre le cof­fre, trois cent pro­grammes de la Mal­ley dance se répan­dent sur le park­ing. Les profs, les élèves, les sécu­ri­tas se deman­dent ce que je vais faire. Je charge mon sac à dos, affiche à la sor­tie des aulas, remonte dans la camion­nette direc­tion Genève. Au pas­sage, voiture en feu, flammes dans la nuit, elles dansent au-dessus du cof­fre. Plus loin, sur l’aire d’au­toroute, un stand de saucisse, et les pom­piers, les arbres dans la neige. Et tou­jours Dido. Je gare sur la place du bureau, décharge, jette les mac­u­la­tures, achète 1,5 litres de bière chez la Tamoul, pho­to­copie mon passe­port, mes fich­es de salaire, mes doc­u­ments d’as­sur­ance, écris une let­tre de moti­va­tion pour l’ap­parte­ment du Criblet, apporte ça à la poste, prend la BMW, passe la fron­tière, à Lhôpi­tal mange le fro­mage de chèvre que je traîne depuis la veille, prend des notes, lis Anony­mous, me couche, me lève à 8h00, vais chez les flics de Bel­le­garde leur con­firmer mon refus de prélève­ment ADN, ils me col­lent con­tre un mur, me pho­togra­phient, prenne mes empreintes, dix doigts et les paumes, avez-vous des tatouages? des cica­tri­ces? des pierc­ings? Quel est votre revenu men­su­el?
- Je refuse de répon­dre à cette ques­tion.
Pen­dant l’in­ter­roga­toire, j’ap­pelle Gala. Voix de fer.

Pan­talons et chaus­sures de tra­vail, gilet, cut­ter, litres d’eau chaude en bouteille, tru­elle, pro­duit à vit­re, déca­pant, les deux télé­phones, je sil­lonne Fri­bourg et pose les cadres d’af­fichage sur les armoires élec­triques, la ville est déserte le dimanche, calme le same­di, mais du lun­di au ven­dre­di la gare, Pérolles et Tivoli bour­don­nent lorsque les cours de l’U­ni­ver­sité, du Guintzet, de St-Michel, s’achèvent sur le coup des qua­tre heures. Je sta­tionne sous la Route des Alpes, me désha­bille dans la rue, passe un veste de cos­tume, un jeans, me coiffe, manque me bat­tre avec un con­duc­teur bour­ru qui bloque l’ac­cès à un park­ing rue Grand-Fontaine, il a une fraise en place du nez, une pipe entre les lèvres, une ven­tre de baleine qui rem­plit le pare-brise, furieux, pressé, je lâche et colle la camion­nette plus bas, sous l’escalier du funic­u­laire, remonte à pied. Un groupe de por­tu­gais crapote au pied d’un immeu­ble, je cherche le douze, monte qua­tre étage, sonne. Nele Nese­me­witz, jambes frêles, petite poitrine, les yeux très bleu, me fait vis­iter le deux-pièces, puis la cave, creusée dans la pierre la cave, puis la buan­derie. Comme je lui fais remar­quer qu’elle n’a pas la télévi­sion, elle dit “il faut lire et sor­tir”. De retour dans la rue, des putes négress­es,  les têtes hir­sute encadrées dans deux impostes, me sif­flent — plus bas, les por­tu­gais me rail­lent, j’ai ignoré ces dames. Je me rha­bille, pan­talons et chaus­sures de tra­vail, gilet, cut­ter et  pars sur Beau­mont grat­ter des armoires élec­triques, puis je roule sur Lau­sanne, charge des affich­es, sur Genève, réponds au mails, écrite à l’av­o­cat, écrit à la gen­darmerie (au sujet du prélève­ment ADN que je refuse et que le pro­cureur vient de con­firmer, et que je refuse encore et que je refuserai tou­jours), charge des cadres, sur Satigny, charge les enfants, sur Bel­le­garde, achète de la nour­ri­t­ure, me fais coif­fer chez Cer­tif’i­cat (ou une niais­erie de cet ordre), sur Lhôpi­tal, où je décharge les cadres, le sotch dou­ble-face, la bande étanche, les cut­ters, les éti­quettes, à temps, car voici la femme de ménage et son mari, les Voitur­ons. Je leur verse une bière prise Chez Ed, migraine assurée, et leur explique ce qu’il faut faire sur ces cadres. C’est son anniver­saire demain, dit la femme de ménage en mon­trant son mari, un homme amor­ti, jeune et gros, mais on le fêtera une autre jour, on va vous faire ces cadres. Et Gala envoie un mes­sage de son adresse incon­nue sur la Côte-d’Azur: c’est toi qui me télé­phone, moi je ne te télé­phone pas. Nous man­geons, nous regar­dons Hiber­na­tus, je couche les enfants, je lis un essai sur les Anony­mous, je me couche, on dit qu’il va faire beau

Temps gris à l’ex­térieur du restau­rant. J’ai bu, je suis en chaus­settes. Tout vac­ille. Je dois pass­er mon bac, je déteste l’é­cole. Qu’ils me présen­tent à l’ex­a­m­en ain­si, je saurai. Pass­er trois années de plus sur les bancs est insup­port­able. Bien sûr l’u­ni­ver­sité…, mais j’y arriverai tout de même. Par d’autres moyens. Quand je ferme les yeux, une bal­ance appa­raît. Vie d’un côté, bac de l’autre. L’or­age éclate. Que fait maman? Elle paie l’ad­di­tion. Com­bi­en de temps faut-il pour pay­er une addi­tion? J’ai mon bac moi. Je ren­tre dans le restau­rant. Des ouvri­ers dînent à la table que nous avons quit­tée il y a un instant. La table est sur le chemin des toi­lettes. J’ai la nausée. Je marche sur la table, entre les con­vives. Mon pied pose à quelques cen­timètres du verre de bière d’un maçon por­tu­gais. A sa place je renon­cerait à boire cette bière. Retour des toi­lettes, maman par­le avec le por­tu­gais. C’est un homme gen­til, tra­vailleur. Il me sourit, il boit sa bière. Un homme gen­til. Je le salue. Pau­vre ouvrier.

En prom­e­nade dans les hauts de Neuchâ­tel je remar­que des cas­settes dis­posées sur morceau d’étoffe. A dis­tance, assis dans l’herbe, deux cou­ples d’ado­les­cents. Les cas­settes, sans nom des groupes, sont iden­tique à celles que je pos­sé­dais autre­fois. Je m’ap­proche. Les filles cherchent pro­tec­tion auprès des hommes.
- Vous con­nais­sez les noms des groupes?
- Je les ai pris­es à mes par­ents.
- Il y a un boot­leg de Blurt et un Frei­willige­seltb­stkon­troll.
- Je ne sais pas.
D’autres marchan­dis­es sont répan­dues dans l’herbe, par­mi lesquelles une série de jour­naux intimes. Je me penche, je lis, je recon­nais alors mon écri­t­ure, mon nom: ce sont mes jour­naux d’ado­les­cent.
- Et des dis­ques, vous avez des dis­ques?
- Qu’est-ce que c’est?
- Des vinyls?
- Laisse tomber, dit une des filles, ce type est dingue.

Je voy­ais. Je ne dis pas: j’ai vu. Je les voy­ais. Ils étaient en mou­ve­ment, et donc je les voy­ais, se tenir devant, pass­er, être là, s’en aller. Après quoi, je pou­vais me dire, sans exagér­er, j’ai vu. La rue, le lieu, la salle de ren­con­tre, prévue à cet effet, la ren­con­tre, était à nou­veau vide. Il étaient passés. On se touche pour véri­fi­er: mais oui, je suis tou­jours là, tout va bien, je vis, et c’é­tait mon but, en ce lieu, voir, être vu, par­ler, avec quelqu ‘un qui passe, et quelque chose s’est passé — quoi? Je cherche. Dépité, on s’adresse des reproches. Pour savoir. Eh bien, il n’est rien passé. Dure con­clu­sion. C’est réus­si. C’est réus­si. Après tout, ce n’est pas rien. Détru­ire une human­ité est une grande réus­site. Aujour­d’hui, voilà la chose accom­plie. Nous avons nos forces, nos pieds pour nous tenir à la hau­teur des vis­ages, les vis­ages des autres, et les autres ont les mêmes pieds, les mêmes jambes, les mêmes forces et se tien­nent à la même hau­teur, la bonne hau­teur pour fab­ri­quer, avec désir, un regard. Mais cela ne marche pas. C’est comme une machine qui eût été écartelée: ses rouages, en mou­ve­ment, ne com­mu­niquent plus. La parole échoue avant d’at­tein­dre  l’autre. L’autre per­son­ne, celle qui passe, l’autre vis­age, celui qui devait s’at­tarder, for­mer la pâte. Mais non. Cha­cun dérive, retombe, s’en­gloutit. C’est l’apothéose, c’est la fin. La nuit va pren­dre ses droits.

Gala vis­ite un apparte­ment. C’est exacte­ment ce qu’elle veut. Ce sera clair, c’est lumineux, c’est chaud. Elle oublie de dire que c’est grand, que c’est cher, que c’est moi qui paie. J’ob­tiens le dossier, je four­nis les cer­ti­fi­cats de salaire. On m’ac­corde l’ap­parte­ment. Elle ren­tre sur la Côte-d’Azur, ne donne plus de nou­velles. Quand j’en prends: je n’ar­riverai pas à faire le démé­nage­ment, c’est trop com­pliqué, et je n’ai pas l’ar­gent, il faut tout annuler.

Feu devant la mai­son. Deux stères par­ties en fumée depuis hier. Les voisins, inter­dits. L’un d’en­tre crie à tra­vers champ : tu ne veux pas le don­ner? tu ne veux pas met­tre une annonce? Il me sug­gère de le don­ner à Mal­fait.
- C’est un con! Pour lui, ce sera payant.
- Et pour moi?
- Tu te sers.
Il ignore que j’ai mis une annonce. C’é­tait il y a six mois. Un jeune du vil­lage voisin se présente.
- Il n’est pas très bon votre bois.
- Je le donne.
- Et vous m’aiderez à le trans­porter?
Il n’est jamais revenu. Le petit Swan, trois ans, lui, a tout com­pris.
- C’est bien, tu fais du feu dans le champ, comme ça, ça chauffe la maison.

Le maire sur­veille la mai­son. Les enfants sont là, ils jouent dans le talus, la voiture est garée. Il appelle la gen­darmerie. Les flics me tirent de ma sieste. Ils exi­gent à nou­veau de m’emmener au poste pour prélever mon ADN. Je répète ma posi­tion: jamais. J’ai écrit au Pro­cureur. Le Pro­cureur m’a men­acé de sanc­tions: une année de prison, 30’000 d’a­mende. Réponse : je prends acte des sanc­tions encou­rues. Ils sont infor­més. S’ils me tirent de ma sieste, c’est pour m’en­ten­dre au poste. Il veu­lent que j’ex­plique pourquoi je refuse. Expli­quer quoi? Crainte si je suis emmenée dans leur bunker qu’ils ne fassent le prélève­ment de force.

12 bouteilles de Côtes-du-Rhône dans le cad­die. La cais­sière se tourne vers la cliente.
- Alors, ça va mieux?
- Oui, il ren­tre de l’hôpi­tal aujourd’hui.

Plus de société, plus de rap­ports, plus de dia­logue, d’opin­ions partagées ou opposées, d’amour entretenu. Des indi­vidus sur un plan, qui se bous­cu­lent, se défient, se croisent et se décroisent. Le régime de la drogue. C’est à dire l’ar­gent pour ceux qui tra­vail­lent et la drogue pour ceux qui ne tra­vail­lent pas. Et une pro­por­tion de ceux qui tra­vail­lent employée à main­tenir l’équili­bre entre ces deux groupes, à main­tenir la paix.