Mois : mars 2012

Soirée à Fri­bourg avec C. Il entend ce que je pense, ne dés­ap­prou­ve pas. Déjà ça. Enfin, quelle est cette peur qui s’in­stalle et dont témoigne la gêne des inter­locu­teurs devant toute forme de pen­sée qui ne recoupe pas la pro­pa­gande du poli­tique­ment cor­recte? Encour­agé, je par­le. Des deux, je suis celui qu’on fusillera pour l’ex­em­ple. Puis, pro­jet de faire de la musique. Comme il y a trente ans:
- Je ne sais ni chanter ni jouer.
- Alors nous sommes d’accord.

Trois semaines de recherche. Je dresse des listes d’ap­parte­ment pos­si­ble, me famil­iarise avec le plan de Fri­bourg. Le soir, depuis le bureau — où je dors — j’ap­pelle Gala. Elle a mal au ven­tre, mal à l’é­paule, mal aux cheveux, sa journée a été épuisante. Elle n’a même plus à faire à manger, sa belle soeur s’en charge. Elle ne fait plus rien. Donc elle est épuisée. La loca­tion, lui dis-je, je dois  pren­dre une déci­sion. Gala: il faut que nous allions voir ensem­ble. Cepen­dant, elle est sur le Côte d’Azur. Et ne peut remon­ter tout de suite. Il lui faut trois jours pour se faire à l’idée du voy­age. Trois jours pour pren­dre une train. Entre temps, une régie me refuse un deux pièces idéale­ment situé. J’avais tout misé sur cet accord. J’en­tre­prends de nou­velles recherch­es, fais des vis­ites, jette mon dévolu sur un duplex face à la Cathé­drale, l’an­nonce à Gala. Elle s’en­t­hou­si­asme. Je demande les doc­u­ments, les rem­plis, joins les pièces, rap­pelle, con­firme. Gala: il y a des escaliers? Elle ne veut pas mon­ter les escaliers. Com­ment ça? C’est médi­cal, assure-t-elle, elle ne peut pas, mal à la hanche. La semaine suiv­ante, à Lis­bonne, elle porte des talons et pen­dant des heures fait les bou­tiques entre la Baixa et le Bair­ro Alto.

Mon dernier voy­age au Por­tu­gal date de l’an­née 1986. Avec quelques cen­taines de francs je ver­sais ma part pour la loca­tion d’une cham­bre d’hô­tel (médiocre, nous étions qua­tre dans une cham­bre dou­ble), mangeais, buvais toute la nuit et à la sor­tie des dis­cothèques, pour gag­n­er un autre lieu de fête, je réglais deux ou trois taxis. Pre­mier sen­ti­ment ce soir, dans une cave du Bair­ro Alto où nous buvons un apéri­tif: rien n’a changé. Pour­tant si: la com­po­si­tion sociale (mon­di­al­i­sa­tion néfaste) et l’en­t­hou­si­asme; vis­ages las, pas lent, voix tenues. L’ar­gent manque, cela ne fait que com­mencer. Du grand incendie des années 90, aucune trace. Mêmes immeubles tra­pus, vétustes, corsetés de poutrelles pour ceux qui vont s’ef­fon­dr­er. Et des rues pavées, en dos d’âne. Dans le Rossio, des touristes du Nord, par­mi lesquels une majorité d’anglais recon­naiss­ables à leurs bras nus et leur Bermudes. Les Lis­boètes por­tent l’écharpe, le man­teau, le cha­peau. Aux inter­sec­tions des Roumains pouilleux, des noirs qui traî­nent la savate. Des espag­nols aus­si, surtout des étu­di­ants. Ils poussent des cris, par­lent fort et rient. Tal­ent baroque de ce peu­ple. Le Por­tu­gal est plus mod­este, plus abat­tu. Cepen­dant, la radio nous dit que l’Es­pagne est au bord de l’abîme. Qu’y a t‑il de vrai dans cette litanie de chiffres qu’énon­cent les politi­ciens sans les com­pren­dre ? Le sen­ti­ment de cat­a­stro­phe générale, entretenu avec méth­ode, est accom­pa­g­né d’un resser­re­ment du con­trôle sur l’in­di­vidu. Par mesure de com­pen­sa­tion, fidèle au régime général, je con­somme de l’il­lu­sion: nous descen­dons dans le meilleur étab­lisse­ment hôte­lier de la ville. Lit majestueux, gym­nase, piscine, salle de relax­ation, déplace­ments en taxis, restau­rant midi et soir. Hier, je courais sac au dos dans les rues sec­ondaires de Bienne, guet­tant les munic­i­paux du coins de l’oeil, souri­ant aux serveurs pour qu’ils acceptent mes fly­ers. Une sorte d’équili­bre de l’orgueil. Ici, les clochards dor­ment dans les fontaines et le per­son­nel des mag­a­sins par­le plusieurs langues: tous les Por­tu­gais ont été ou seront des émi­grés. Et le dimanche, comme vingt ans plus tôt, nous tournons autour du jardin botanique — roman­tique, délabré, en pente et désor­mais payant — avant de trou­ver la porte d’en­trée. Impres­sion d’être revenu au vingtième siè­cle: peut-être  le des­tin de siè­cle nouveau .

Décidé de pren­dre l’avion pour Lis­bonne, ce qui exige de s’ac­quit­ter en un après-midi du tra­vail de la semaine. Aus­sitôt les bil­lets réservés, je pars coller des affich­es à Yver­don, Neuchâ­tel et Bienne. Gala en pyja­ma boit le café dans l’ar­rière-bou­tique de l’An­ti­quaille. Elle pro­jette de se laver les cheveux. Elle me rejoint à Fri­bourg, en fin de journée, pour la vis­ite d’un apparte­ment arrive à Fri­bourg, les cheveux sales. A Lis­bonne, elle par­lera toute la semaine de se laver les cheveux. Elle en repar­le la semaine suivante.